qui les emportait, et pas un n'essaya de le remonter. Ce n'est pas que la force nécessaire manquât à plusieurs; mais à tenter une pareille aventure, à essayer de braver la mode en face d'auditeurs habitués à faire la loi et réunis en un étroit faisceau, on eùt joué gros jeu ; si on les mécontentait, on n'avait plus d'autre refuge, il fallait renoncer à écrire. Les écrivains ne jugèrent pas à propos de risquer la chose, et se contentèrent de voir ce qu'il fallait faire sans essayer de le faire. Que ceux-là qui les premiers se sont révoltés contre l'esprit rétablissent le monarque, s'ils le peuvent, dit un prologue. Notre auteur n'ose pas être le premier audacieux : comme le bourgeois prudent, il a soin de garder pour d'autres marchés ses marchandises de choix1. >> De guerre lasse et en désespoir de cause, ils se firent un petit credo littéraire plein d'humilité. « Un auteur est obligé de plaire et non pas d'écrire bien, et sait qu'il y a une mode pour les pièces aussi bien que pour les vêtements. » S'il n'est pas applaudi, c'est qu'il ne sait pas « s'abaisser assez pour plaire à son auditoire3 ». Ainsi contraints de faire de nécessité vertu, are horribly full of double entendres, yet 'twas owing to a false complaisance for a dissolute age. He was in company the modestest man that ever convers'd. (Gentleman's Magazine, February 1745.) 1. Dryden, prologue de The Kind Keeper. He who made this, observ'd what Farces hit, And durst not disoblige you now with wil. (Dryden, prologue de The Assignation.) You now have habits, Dances, Scenes and Rhymes, (Dryden, prologue de The Rival Ladies.) 3. Dryden, préface de An Evening's Love. Th' unhappy Man, who once has trail'd a Pen, (Prologue du Cæsar Borgia de Lee, écrit par Dryden.) So should wise Poets sooth an awkard Age, For they are Prostitutes upon the Stage: Your wills alone must their Performance measure, (Lee, épilogue de Theodosius.) ils renoncèrent à être eux-mêmes. Dans l'espace de vingt années on n'aperçoit que deux œuvres d'une valeur personnelle, Tout pour l'Amour de Dryden et l'Orpheline d'Otway; encore ces deux pièces sont-elles de la fin de la période qui fait l'objet de ce premier chapitre. Obligés de s'humilier ainsi dans leurs œuvres, on n'est pas surpris de les voir s'humilier dans leur vie. Hors d'état de s'affranchir de la dépendance de ceux dont le goût dirigeait leurs écrits, ils s'empressèrent à quêter leur faveur, et les encensèrent à l'envi jusqu'à oublier toute mesure et toute dignité. Prompts à endosser la livrée de messieurs tel et tel, ils firent assaut d'adulations dont la sincérité n'abusait personne1, et n'hésitèrent pas à s'incliner devant la sottise et la honte, pourvu qu'elles fussent affublées d'un titre. L'émulation de flatterie qui s'établit entre eux ne les releva pas dans l'estime d'un monde naturellement dédaigneux; ils s'habituèrent à être méprisés et devinrent méprisables. Leur existence privée s'en ressentit: la plupart paraissent avoir mené une vie abandonnée où le respect de soi-même tient peu de place. On a vu ce qu'était d'Urfey; Lee vivait une vie agitée où le vin jouait un grand role; Shadwell dans la conversation était « une brute », et buvait aussi 3; Otway, après une semaine d'élégantes orgies avec Lord Plymouth, passait 1. Dryden écrit à Rochester: « I have sent your Lordship a prologue and epilogue, which I made for our players, when they went down to Oxford. I hear they have succeeded; and by the event your Lordship will judge how easy 'tis to pass anything upon an university, and how gross flattery the learned will endure. » (Euvres, édit. W. Scott, vol. XVIII, p. 93.) 2. Poor Nat. Lee (I cannot think of him without tears) had great merit. In the poetic sense he had, at intervals, inspiration itself but liv'd an outrageous boisterous life, like his brethren... (Gentleman's Magazine, February 1745.) Nat. Lee stept in next, in hopes of a Prize, (Rochester, A Session of the Poets. Œuvres, I, p. 134.) 3. Shadwell in conversation was a brute (Gentleman's Magazine, February 1745); Quarterly Review, oct. 1878, p. 314, article sur Dryden. Shadwell, comme plus tard De Quincey, consommait aussi de l'opium. Sur ses habitudes d'ivroguerie, voyez The Vindication, etc., de Dryden, où il est dépeint sous le nom de Og. La grossièreté de sa conversation est confirmée par une note manuscrite d'Oldys à l'article Shadwell de Langbaine. des mois entiers avec d'ignobles compagnons dans des tavernes de bas étage; Oldham était de la bande de Rochester, c'est tout dire. Se respectant si peu eux-mêmes, ils respectèrent peu leur profession. Non contents de faire bon marché de leur amourpropre littéraire et de soumettre bénévolement leur jugement à celui du moindre fat en possession d'un titre et d'une fortune, ils ne ressentirent même pas les injures qu'on leur faisait. Quand le plus illustre d'entre eux fut indignement insulté, c'est à peine si un ou deux eurent le cœur de protester; les autres rirent et se félicitèrent de voir éclater sur les épaules du voisin un orage qui aurait pu leur échoir à eux; Dryden lui-même étouffa son ressentiment pour ne pas compromettre sa situation. A défaut d'esprit de corps, on ne voit même pas parmi eux ces groupes littéraires, fondés sur des relations amicales et sympathiques, qu'on vit se former plus tard autour d'Addison, de Pope et de Johnson. Chacun fit son métier pour son propre compte, sans souci de sa dignité personnelle, sans souci de la dignité de la confrérie, en un mot sans aucun des sentiments qui font pour nous l'homme de lettres. C'est par là. qu'il faut conclure: il n'y pas alors d'hommes de lettres, de même qu'il n'y a pas alors de public. 1. You'll be glad to know any trifling circumstance concerning Otway... He gave himself up early to drinking, and like the unhappy wits of that age passed his days between rioting, and fasting, ranting jollity, and abject penitence, carousing one week with Ld Pl — th, and then starving a month in low company at an ale-house on Tower-hill. (Gentleman's Magazine, February 1745.) Voy. aussi Johnson, Lives of the Engiish Poets: Otway, 2. A Wood, Athena Oxonienses, article John Oldham. CHAPITRE II JOHN DRYDEN ET LA POLITIQUE I. Réveil des passions politiques et religieuses: Whigs et Tories. - Théâtre politique; Dryden, Otway, Lee, Southerne, Crown, d'Urfey, Shadwell, Settle, Tate, Mrs. Behn, Ravenscroft, Banks. - Prologues et épilogues politiques. II. Décadence du théâtre. Les journaux. la prédication. Les cafés; les News-letters; III. Littérature politique sous Charles II: Absalon et Achitophel, par Dryden; répliques de Settle, Buckingham, Pordage, etc. - Poème de la Médaille, par Dryden; répliques de Hickeringhill, Pordage, Shadwell, etc. Flecknoe, par Dryden. Nahum Tate et Dryden. well et de Hunt au duc Mac- Deuxième partie de Absalon et Achitophel, par Religio Laici, par Dryden. Réponses de Shadde Guise de Dryden et Lee; Justification du duc de Guise, par Dryden. — Histoire de la Ligue de Maimbourg, traduite par Dryden. IV. Littérature politique sous Jacques II: Récit du complot de Rye-House, par Sprat. Discussion religieuse de Dryden avec Stillingfleet. Le clergé anglican prend part à la polémique contre le roi. La Biche et ⚫ la Panthere, par Dryden. Le Rat de ville et le Rat des champs, par Montague et Prior. Chute de Jacques II. • V. Conclusion: Les services des auteurs sont plus appréciés. -- La Cité fait contre-poids à la Cour. Influence de la Cité sur la Cour et de la Cour sur la Cité. La politique fait heureusement concurrence à la littérature frivole. Jacob Tonson, le premier éditeur anglais, essaye ses forces. Les profits du théâtre deviennent plus rémunératifs. Mais ce ne sont là encore que des promesses pour l'avenir; la situation morale et matérielle des auteurs ne s'améliore pas. Ils sont courtisans en politique comme ils ont été courtisans en littérature. Leurs variations politiques. Conversion au catholicisme de Wycherley, Haines, Dryden. Violence de leur passion politique. - Les premières années qui suivirent la Restauration été le règne du plaisir et de l'insouciance : le roi ne ongeait qu'à mener vie joyeuse; sa cour l'y aidait de tout son cœur ; ses sujets, saturés de rigorisme, se laissaient doucement aller au courant, ou, tout au moins, séduits par la bonne humeur et la bonne grâce communicative d'un prince « jeune, charmant, traînant tous les cœurs après soi », ne se sentaient pas le courage d'y résister. Tout souriait au nouveau régime: la royauté et le roi étaient au plus haut degré populaires, et aucune voix d'opposition ne jetait sa note discordante dans le concert de l'allégresse et du contentement généra!. Du reste on y avait mis bon ordre. Poursuivis, traqués, menacés dans leur liberté et dans leur vie même1, les puritains et les républicains avaient été forcés de chercher l'ombre, et l'opinion public les y maintenait. Pour elle en effet le gouvernement déchu était maintenant une usurpation impie, Charles I un martyr, Cromwell un parricide, ses partisans d'odieux hypocrites ou des fanatiques exécrables; et les épouvantables représailles auxquelles on se livrait sur tout ce qui avait tenu à la République, les traitements terribles qu'on infligeait à tous ceux qui, à un degré quelconque, partageaient ses idées politiques ou religieuses, paraissaient n'être que la trop juste récompense de forfaits sans exemple et sans excuse. Les puritains se taisaient donc, et parce qu'ils ne donnaient plus signe de vie, on s'imaginait qu'ils étaient morts, et bien morts. Ainsi dégagé de toute préoccupation importune à l'intérieur; très résolu, quoi qu'il arrivât, à ne pas se faire personnellement d'ennuis ni à l'intérieur ni à l'extérieur 2; vivant dans une atmosphère d'approbation et de gaieté sans mélange, Charles II avait doucement pris l'habitude de considérer la vie et l'exercice du pouvoir comme une partie de plaisir qui ne devait pas avoir de fin. Mais le feu puritain, éteint en apparence, couvait sous la cendre; ce fut le roi lui-même qui se chargea de le rallumer. Et tout d'abord le relâchement de la cour ne tarda pas à réhabiliter la rigueur des saints; si l'on avait détesté l'exagération de la vertu, on se dégoûta vite de l'exagération du vice3; on 1. Voy. Neal, vol. IV, ch. v et vi; Geffroy, p. 202-3. 2. It is said, the King being one day importuned by the Duke to undertake things which he thought very dangerous, told him, Brother, I am resolved never to travel again, you may do so, if you please. (Rapin de Thoyras, vol. II. Book XXIII, p. 725.) 3. En 1668 des apprentis de Londres démolissaient les maisons de prostitution en disant qu'ils avaient tort de se contenter des petites et de ne pas aller renverser la grande à Whitehall. (Pepys, 24, 25 mars 1668.) ᏴᎬᏞᎫᎪᎷᎬ . 10 |