Il reste encore à signaler un important élément de l'opinion publique : la prédication. Le clergé qui, au commencement du règne de Charles II, s'était si généralement résigné à un rôle mondain et complaisant, n'en possédait pas moins des hommes de haute valeur, chez lesquels les traditions de vertu et de travail étaient restées vivantes : comme Jeremy Taylor, reste glorieux de l'àge précédent, comme Tillotson, Barrow, Stillingfleet, dont les sermons et les livres attestent l'activité et le zèle 1, et qui surent conserver sur une portion importante des fidèles une influence sérieuse et méritée. Lorsque les questions religieuses et politiques revinrent au premier plan, lorsque la nation s'aperçut que, malgré le Puritanisme, elle était encore protestante, ce zèle et cette influence s'accrurent, et le clergé, en prenant part à la lutte, n'en fut pas le combattant le moins ardent ni le moins considérable. Il va sans dire qu'il se rangea tout entier du côté des tories: d'abord il faisait partie intégrante de l'établissement royal; puis ses vieux ennemis les puritains étaient dans le camp populaire ; double raison pour qu'il apportat sans marchander son concours au parti de la Cour. Aussi, dès que la bataille fut engagée, tous les temples retentirent à l'envi de protestations de loyauté et d'invectives contre les whigs: partout furent prêchées avec passion l'obéissance passive et la non-résistance au Roi, et l'horreur des dissidents et des républicains. On conçoit quel pouvoir devait exercer sur l'opinion une pareille propagande répétée chaque dimanche dans des milliers d'églises par un clergé unanime. Ce pouvoir était surtout grand en province, dans ces petites villes, dans ces villages où jamais journal ni newsletter n'avait pénétré; où le pasteur par conséquent faisait, le premier, connaître les événements à des esprits non encore prévenus, et, en même temps, leur disait ce qu'ils devaient en 1. Les ouvrages de Barrow forment quatre volumes in-folio; ceux de Stillingfleet, que nous verrons à l'œuvre tout à l'heure, six volumes in-folio, (Watt, Bibliotheca Britannica); les Sermons de Tillotson (les premiers datent de 1664) furent en 1694 achetés 2500 guinées (Macaulay, Histoire, ch. xx). 2. Il y eut naturellement quelques exceptions, comme Burnet. 3. On a déjà vu que le clergé appelait Shaftesbury le Démon et Méphistophélès. Le clergé buvait à la santé du duc d'York avec des cris et des hourras, en ajoutant à la confusion de tous ses ennemis ». (Burnet, History of my own Times, I, p. 509, passage rétabli.) 4. Rapin de Thoyras, vol. II, ch. XXIII. 1 penser avec l'autorité qui s'attache à des paroles prononcées du haut d'une chaire. Le clergé de campagne avait ainsi une grande influence sur l'esprit public, et Macaulay n'hésite pas à lui attribuer une très grande part dans la vive réaction qui se produisit dans le pays contre les whigs à la fin du règne de Charles II. Il ne s'agit, bien entendu, dans tout ceci que du clergé anglican; les dissidents n'avaient pas de chaires et ne pouvaient prêcher qu'en cachette, dans des conventicules, comme on appelait leurs réunions clandestines. Quand on les prenait, comme Bunyan et Baxter se laissèrent prendre, on les bannissait ou on les mettait en prison 3. Mais si la prédication parlée était pour eux entourée de périls, les dissidents avaient encore à leur disposition la prédication écrite, les livres, et surtout ces petits traités religieux (tracts) qui sont restés encore aujourd'hui une de leurs armes de prédilection. Bunyan em-prisonné poursuivait son œuvre en écrivant dans son cachot le Voyage du Pèlerin; et l'on se rappelle que, dans le catalogue donné plus haut des publications faites de 1666 à 1680, la moitié se compose de sermons détachés et de tracts; de ces sermons et de ces tracts on peut sans hésitation attribuer la plus grosse part aux dissidents, qui furent toujours remarquables par leur ténacité dans leurs idées et par une ardeur singulière à les défendre. Howe, « le Platon puritain », est l'auteur de vingt-cinq livres, dont trois en deux volumes; Calamy et Owen, deux autres grands non conformistes de cette époque, écrivirent, le premier trente-cinq ouvrages, le second plus de quatre-vingts; Baxter en écrivit plus de cent vingt*. Un groupe religieux possédant des apôtres comme Bunyan et des travailleurs comme Howe, Calamy, Owen et Baxter, ne pou 1. Histoire, ch. II. 2. Sauf pourtant pendant les courts répits de l'acte d'indulgence de Charles II et des deux déclarations d'indulgence de Jacques II, 4 avril 1687 et 27 avril 1688. 3. Biographia Britannica, articles Bunyan et Baxter; Macaulay, Histoire, ch. II. I saw several poor creatures carried by, by constables, for being at a conventicle. They go like lambs, without any resistance. I would to God they would either conform, or be more wise, or not be catched (Pepys, 7 août 1664). 4. Voy. Watt, Biographia Britannica, art. Howe et Calamy; Allibone, art. Owen et Baxter. BELJAME. 12 vait pas, tant qu'il avait les moyens de lutter, laisser ses adversaires répandre seuls leurs idées; tout en se tenant cois, les puritains n'avaient pas cessé en effet de faire de la propagande et des recrues. Le libraire John Dunton, qui s'établit à Londres vers 1680, cite plus de cinquante prêtres non conformistes (entre autres Baxter) avec lesquels il était en rapports, et qui tous écrivaient1. Il y eut là évidemment pendant toute la première partie du règne de Charles II, tandis qu'à la surface la cour prenait ses ébats joyeux et que le théâtre et la littérature légère semblaient être tout, une littérature souterraine, si l'on peut dire, sur laquelle nous n'avons que des aperçus incomplets, mais qui dut être considérable, et qui sans éclat, mais aussi sans défaillance, poursuivit son œuvre lente et silencieuse. Non sans effets; car il n'est pas douteux que les publications puritaines n'aient eu des lecteurs, et en nombre respectable. Un seul fait suffira pour le prouver: le Voyage du Pèlerin de Bunyan, paru en 1678, eut, de par les seuls puritains, car la cour ignorait jusqu'à son nom, huit éditions en quatre années, succès inouï à cette époque pour les œuvres à la mode3. III On voit maintenant quelle était la situation: les écrivains dévoués à la cour ne pouvaient pas ne pas faire de polémique, et dans leur arsenal ordinaire ils ne trouvaient que des armes insuffisantes. Le théâtre ne pouvait pas, alors moins que 1. Dunton dit aussi de son patron (The Life and Errors): Mr. Tho. Parkhurst (My Honoured Master) the most eminent Presbyterian Bookseller in the Three Kingdoms... He has printed more Practical Books, than any other that can be named in London... I have known him sell off a whole Impression before the Book has been almost heard of in London. 2. Voici deux titres qui indiquent suffisamment de quel il les puritains considérèrent le carnaval de la Restauration : « A just and seasonable reprehension of naked breasts and shoulders » (avec une préface de Baxter) — « New instructions unto youth for their behaviour, and also a discourse upon some innovations of habits and dressing; against powdering of hair, naked breasts, black spots (or patches) and other unseemly customs. 1672. » (Cités par Disraeli, Anecdotes of Fashion, dans Curiosities of Literature.) 3. Voyez ma Bibliographie. jamais, suffire à la tàche; le journal était sans influence utile: les éléments qui formaient l'opinion étaient trop nombreux et trop complexes pour que l'action de la presse, à peine pressentie et d'ailleurs comprimée, pût s'exercer avec efficacité sur tous ces éléments. Pas plus par le journal que par le théatre on ne pouvait obtenir ces grands mouvements d'opinion, ces ardentes manifestations de sentiments qui font comprendre à un parti sa force, obligent ses adversaires à hésiter, et donnent à penser aux incertains. Il était pourtant nécessaire qu'on fit quelque chose; car la situation produite par le Complot papiste et le réveil du protestantisme était grosse de périls. Shaftesbury était un rude jouteur; le duc de Monmouth, qu'il avait habilement mis en avant, se faisait une popularité inquiétante; le duc de Buckingham avait apporté aux whigs le prestige de son grand nom. Si l'on ne trouvait pas un moyen de détourner le courant, qui savait de combien de transfuges pareils le parti de la Cité allait se grossir, combien son assurance allait s'accroître? Qui pouvait prévoir l'issue de la lutte commencée ? Le roi se ressouvint heureusement qu'il avait un poète lauréat, et le pria de lui venir en aide 1. Dryden, depuis quelque temps, n'avait pas eu beaucoup à se louer de Charles II; celui-ci, qui maintenant songeait si fort à propos à son poète, avait complètement oublié son existence pendant tous les incidents les plus pénibles de sa lutte avec Rochester; lorsque, un moment dégoûté du théâtre par cette lutte même, Dryden avait songé à la poésie épique, il avait communiqué son projet au roi et à son frère et n'avait reçu d'eux que de belles paroles non suivies d'effet. Peut-être même, par suite d'une disgrâce de Mulgrave, ou à cause du vide du trésor, avait-il alors cessé de toucher sa pension. De guerre lasse, il en était venu à se détacher de la cour et avait écrit son Moine espagnol, dirigé contre les catholiques, et qui fut si désagréable au duc d'York. Mais quelques justes sujets qu'il eût d'être mécontent, Dryden était, comme tous ses confrères, trop 1. Voyez l'avertissement de Tonson à la seconde partie d'Absalon et Achitophel dans Miscellany Poems, 1716, et Spence, p. 172. 2. Discours sur la Satire, dédié au comte de Dorset. 3. Voy. p. 130, note 5. courtisan pour résister à un sourire du prince, et il ne fut pas nécessaire de le solliciter bien longtemps pour obtenir de lui ce qu'on désirait'. Depuis 1667, année où il avait adressé à la ville de Londres son Annus Mirabilis, Dryden avait cessé d'écrire des poèmes ou des pièces de vers le théâtre lui offrait des profits plus sérieux, et il avait été tout au théâtre. Maintenant que le théâtre subissait une éclipse et que la politique prenait la première place, il revint volontiers aux pièces de vers et écrivit son poème politique d'Absalon et Achitophel. Du premier coup il prouva qu'on avait eu raison de songer à lui. Dryden, en effet, qui a eu le défaut de trop suivre en tout le goût de son siècle, a possédé ce mérite de porter à leur perfection presque tous les genres littéraires que ce goût adoptait nous l'avons déjà vu être le premier dans les pièces héroïques, dans les prologues, dans la critique litté raire. Il montra cette fois encore qu'il était doué de ce talent singulier et non petit qui consiste à faire exactement ce qu'il faut au moment où il le faut comme diraient les Anglais, the right thing in the right place. Sans modèles, sans prédécesseurs, il créa de toutes pièces le poème politique, et débuta d'emblée par un chef-d'œuvre. Il était certainement impossible de saisir mieux ce que demandait la situation. Le choix d'une allégorie était à lui seul une heureuse idée. L'allégorie pique la curiosité par le mystère dont elle s'enveloppe; le lecteur intrigué cherche à soulever le voile; chaque découverte qu'il fait le charme et le flatte; il lui semble qu'il collaboré à ce qu'il lit; en admirant l'esprit de l'auteur il admire aussi sa propre perspicacité, et cette bonne opinion qu'il conçoit de lui-même rejaillit sur l'œuvre qui en est l'occasion. Mais entre toutes les allégories possibles choisir une allégorie biblique, c'était véritablement un coup de maître. Le titre seul d'Absalon et Achitophel était une trouvaille. A nous autres lecteurs français ce titre paraît 1. Il regagna bien vite la faveur du duc en corrigeant son Moine Espagnol, et en écrivant son prologue pour saluer son retour d'Écosse en 1682. 2. Voyez le Spectateur, no 512. Poems of this Nature have seldom fail'd of Reception; A Veil drawn over the Design in Poetry creates a Curiosity, if not a Reverence. (Préface de Uzziah and Jotham. A Poem, 1690, Voyez ma Bibliographie, v° Uzziah.) |