La réaction poussa plus loin. Les Puritains avaient mis leur veto sur tous les plaisirs, même les plus innocents: la Cour se rua sur toutes les jouissances, même les moins avouables. Ils avaient prêché les mœurs sévères: la galanterie régna en souveraine. Les gens à la mode s'appelèrent des galants, et ne songèrent qu'aux femmes et aux moyens de leur plaire1. On était sur une pente dangereuse et rapide; on glissa vite jusqu'au bas. Ce fut d'abord la galanterie aimable et de bon ton: la conversation polie et l'urbanité des rapports remplaçaient le jargon biblique et la glace puritaine; mais on ne s'en tint pas là, et bientôt il n'y eut plus aucune réserve. Le roi, « le joyeux monarque », donna l'exemple en ayant publiquement des maîtresses et en s'affichant partout avec elles; le palais de Whitehall devint un lieu consacré ouvertement aux intrigues amoureuses; la prostitution s'étala sans vergogne à la cour, au théâtre, partout; les femmes s'habituèrent à tout entendre, et celles qui restaient vertueuses acceptèrent la promiscuité avec celles qui n'avaient jamais prétendu l'être. Les hommes s'abandonnèrent à toutes les extravagances du dévergondage3. Un de leurs amusements favoris fut de courir les rues pendant la nuit, après leurs orgies, rossant le guet, menaçant de mort les passants attardés, quelquefois leur fendant le nez, arrêtant les femmes, au besoin les pendant la tête en bas, renversant les chaises à porteurs, cassant les vitres, remplissant la ville de cris et de jurons. «Dans les cours et dans les palais, écrivait Milton à ce moment même, Bélial règne aussi, et dans les cités dissolues, où le bruit de la 1. His Trade is making of Love, yet he knows no difference between that and Lust; and tell him of a Virgin at Sixteen, he shall swear then Miracles are not ceas'd. He is so bitter an Enemy to Marriage, that one would suspect him born out of Lawful Wedlock... But for the most delicious Recreation of Whoring, he protests a Gentleman cannot live without it... (The Character of a Town-Gallant). 2. Voyez The Kind Keeper de Dryden, et la note de Walter Scott en tête de cette comédie; et dans The Humorists de Shadwell, les relations de Theodosia avec Mrs. Friske « A vain Wench of the Town, debauch'd and kept by Briske ». 3. Les femmes aussi. Voyez les exploits des dames de la Cour dans Hamilton, Mémoires de Grammont, passim. Il y avait une société de Balleurs (Ballers), qui se réunissaient pour danser in naturalibus (Pepys, 30 mai 1668.) débauche s'élève au-dessus des plus hautes tours, avec l'injure et l'outrage; et quand la nuit obscurcit les rues, alors s'élancent au dehors les fils de Bélial, gonflés d'insolence et de vin1.) Certains, et des plus haut placés, tombèrent jusque dans la crapule. Le comte de Rochester, un des boute-en-train de cette cour joyeuse et favori intime de Charles II, s'habillait en portefaix ou en mendiant pour courir la pretantaine par les faubourgs (le roi fut souvent son compagnon, dit-on). Un jour, se trouvant en disgrace avec le duc de Buckingham, il louait une auberge sur la route de Newmarket, et tous deux s'y installaient, servant à boire aux rouliers et débauchant leurs femmes et leurs filles. Le roi passait par là, riait, et lui rendait sa faveur. Une autre fois, il élevait des tréteaux au milieu de Londres, se faisait astrologue et charlatan, et offrait des remèdes « pour soulager les pauvres filles de tous les maux et de tous les accidents où elles pouvaient être tombées ». De son propre aveu, il resta cinq années consécutives en état d'ivresse, et finit par mourir de vieillesse à trente-trois ans2. Sir Charles Sedley, que Charles II appelait le vice-roi d'Apollon, soupe un soir dans une taverne de Londres avec Lord Buckhurst (qui fut plus tard le célèbre comte de Dorset) et Sir Thomas Ogle. Tous trois, gorgés de bonne chère et de vin, s'avancent au balcon, interpellent les passants, les injurient, et s'exposent dans les postures les plus indécentes. Enfin Sedley, 1. Paradis Perdu, chant I, v. 296 et suiv. Voyez Oldham, Euvres, vol. III: A Satyr, in Imitation of the Third of Juvenal; Shadwell: The Scourers; Etherege: The Comical Revenge, I, sc. 2; The Character of a Town-Gallant; dans Poems on Affairs of State, 1703, vol. I, p. 147: On the Three Dukes killing the Beadle on Sunday Morning, Feb. the 26th, 1671. - Il y cut plusieurs dynasties, selon l'expression de Macaulay, de ces terribles farceurs : les Muns, les Tytire Tus, les lectors, les Scourers ou Écumeurs; puis les Nickers, les Hawkubites, les Mohawks, etc. Ces derniers florissaient encore du temps d'Addison et de Swift. Tope, dans les Scowrers de Shadwell (I, sc. 1) dit : « ... Why I knew the Hectors, and before them the Muns and the Titire Tu's; they were brave fellows indeed; in those days a man could not go from the Rose Tavern to the Piazza once, but he must venture his life twice. » Dans The Maid's Last Prayer de Southerne (II, sc. 2). Drybubb dit : « I remember your Dammee-Boys, your Swashes, your Tuquoques, and your Titire-Tues. » - 2. Burnet: Some Passages in the Life and Death of John, Earl of Rochester; Johnson: Lives of the English Poets, Rochester; Hamilton: Mémoires de Grammont, p. 245 et suiv.; Forgues: John Wilmot; lettre de Saint-Évremond [?] en tête des œuvres de Rochester. pour surpasser ses amis, se présente dans l'état de nature, et s'abandonne à des grossièretés rabelaisiennes telles, que la foule ameutée lui jette des pierres et tente de forcer l'entrée pour l'assommer 1. Quelle que fût la licence à la mode, comme il y avait eu scandale public, Sedley fut appelé devant Sir Robert Hyde, premier juge des plaids communs, et condamné à une grosse amende. « C'est la première fois, répondit-il, qu'un homme paye pour faire ce que j'ai fait 2. L'amende cependant avait quelque chose de déplaisant; il pria donc un ami, Henry Killigrew, d'intercéder auprès du roi et d'en obtenir la remise. Cet ami dévoué sollicita l'argent pour lui-même, l'obtint, et se le fit payer jusqu'au dernier penny. C'est ainsi qu'on entendait l'amitié. Tous les sentiments élevés, ou seulement délicats, furent traités de même. De religion, cela va sans dire, il ne fut plus question. Après le règne des saints, il fut de bon goût d'être impie. Il est vrai qu'on alla aux temples, mais aux temples de l'Église anglicane, pour prendre une revanche sur les Presbytériens. Les fidèles, d'ailleurs, assistèrent au service sans dévotion, et ne laissèrent guère échapper d'occasion de montrer quel peu d'estime ils faisaient des ministres du culte ; de son côté, le clergé ne fut pas d'humeur à les importuner par un zèle déplacé 5. Pré 1. A Wood Athena Oxonienses, art. Sedley (Charles). — Il dit sans métaphore: « Putting down their breeches they excrementiz'd in the street. » 2. A Wood donne la réponse plus crùment : « He thought he was the first man that paid for shiting. Pepys, 1 juillet 1663, raconte aussi ce fait. Mais son premier éditeur, Lord Braybrooke, en supprime une grande partie, et la plus caractéristique. L'édition de M. Mynors Bright, qui promettait d'être plus complète, offre à cet endroit la même lacune. Il est regrettable que le journal de Pepys ne soit pas encore dans son entier à la disposition de l'historien, qui n'a pas la ressource de consulter le manuscrit original, écrit en caractères sténographiques. 3. Wildish: The Beaux are the most constant Church-men you shall see Troops of 'em perk'd up in Galleries, setting their Cravats (Shadwell : Bury Fair, III, sc. 1). — Voyez aussi Pepys, 14 oct. 1660. 4. Je ne crois pas qu'il y ait, dans tout le théâtre de cette epoque, un seul prêtre, protestant ou autre, ancien ou moderne, qui ne soit ou ridicule ou odieux. Voyez dans Pepys, 25 déc. 1662, une scène caractéristique : l'évêque de Winchester prêche dans la chapelle de Whitehall contre les plaisirs de la cour; son auditoire rit pendant qu'il parle. 5. I took a turn with Mr. Evelyn... talking of the badness of the Government, where nothing but wickedness, and wicked men and women command servé des ardeurs exagérées et des éclats par le souvenir des Puritains, satisfait d'avoir dépossédé ses ennemis 1, il fut préoccupé de montrer, lui aussi, son urbanité et sa politesse2, et de ne pas choquer ses ouailles, qui lui auraient pourtant fourni bien des sujets de sermons, par des leçons trop désagréables. « Bref, disait l'un d'eux prêchant devant le roi, si vous ne vivez pas conformément aux préceptes de l'Evangile; si, au contraire, vous vous abandonnez à vos appétits déréglés, il faut vous attendre à recevoir votre récompense dans un certain endroit qu'il n'est pas convenable de nommer ici3. » Si la religion était ainsi traitée dans le sanctuaire, on conçoit ce qu'on en pouvait faire au dehors. On était athée 1, ou plutôt on se disait athée, car c'était aussi une affaire de ton : on faisait profession d'athéisme pour la même raison que M. Jourdain portait les fleurs « en en bas. » Ces gens-là ne sont même pas des incrédules: ils nient a priori, pour qu'on the King... that much of it arises... from the negligence of the Clergy, that a Bishop shall never be seen about him (Pepys, 26 avril 1667). Voyez aussi id. 9 nov. 1663 et 16 fév. 1667-8. 1. En 1661 deux mille prêtres presbytériens furent chassés de leurs églises. 2. John Stoughton: The Church of the Restoration, vol. I, particulièrement pages 470-473 et 507-512. Quand la peste éclata, tout le clergé s'enfuit en masse de Londres (même ouvrage, vol. I, p. 337). 3. What a fine Thing it is to be well-manner'd upon Occasion! In the Reign of King Charles the Second, a certain worthy Divine at Whitehall, thus address'd himself to the Auditory at the Conclusion of his Sermon: In short, if you don't live up to the Precepts of the Gospel, but abandon your selves to your irregular Appetites, you must expect to receive your Reward in a certain Place, which 'tis not good Manners to mention here (Tom Brown, Euvres, vol. IV, p. 124: Laconicks, or New Maxims of State and Conversation). Voy. aussi Pope, Moral Essays, epistle IV, vers 150 et la note. ... 4. They professed themselves atheists, both in word and deed - smiling at the name of the devil,... and maintaining with oaths that there were no other angels than those in petticoats, denying any essential difference between good and evil, and deeming conscience a check suited merely to frighten children (Proteus Redivivus, cité par Malcolm, p. 167). — His Religion (for now and then he will be pratling of that too) is pretendedly Hobbian And he Swears the Leviathan may supply all the lost Leaves of Solomon, yet he never saw it in his life, and for ought he knows, it may be a Treatise about catching of Sprats, or new Regulating the Green-land Fishing Trade. However the Rattle of it at Coffee-houses, has taught him to... maintain that there are no Angels but those in Petticoats: And therefore he defies Heaven worse than Maximine (personnage du théâtre de Dryden, voyez page 43); imagines Hell, only a Hot house to Flux in for a Clap, and calls the Devil, the Parsons Bugbear, and sometimes the Civil Old Gentleman in Black (The Character of a Town-Gallant). ne les prenne pas pour des Têtes-Rondes, et pour s'épargner la peine de penser; - tout disposés, du reste, à croire quelque chose avec autant d'aisance qu'ils niaient tout auparavant. Rochester devient subitement édifiant dès qu'il sent que sa fin approche; Waller, après avoir jusqu'à quatre-vingts ans courtisé la muse galante, fait des vers dévots1; Charles II, sur son lit de mort, reçoit en cachette la communion d'un prêtre catholique; un bon nombre embrassent le catholicisme à l'avènement de Jacques II. En un mot, l'unique but de cette cour, c'est le plaisir. Notre sphère d'action dans cette vie, dit Rochester, est le bonheur. » Et il ajoute élégamment : « Quiconque regarde au delà est un âne 2. » Le Puritanisme faisait de l'existence humaine une vallée de larmes, un chemin semé de luttes et d'épreuves par lesquelles on achète la vie éternelle. Ses successeurs se contentent de la vie présente. Mais pour jouir comme il faut (et pour s'indemniser du jeûne de la République ils ont à mettre les bouchées doubles), pour faire gaiement le chemin de la vie, il faut n'être embarrassé par rien on supprime donc tous les impedimenta. D'où venons-nous? Où allons-nous? Qu'importe ! nous sommes, et c'est assez. La vertu, la pudeur, mensonges! La pitié, l'honneur, le courage 3, — préjugés de petites gens! Il y a, dites-vous, des femmes vertueuses? Ce sont celles qui savent se faire acheter cher. Des gens honnêtes? Ce sont ou des menteurs ou des ignorants *. Les 1. Johnson Lives of the English Poets, Waller. 2. Our Sphere of Action is Life's Happiness; (Rochester, Satire against Man, Œuvres, vol. I, p. 5) « Comme c'était une femme de sens, dit la biographe de Mrs. Behn, elle aimait le plaisir. » She was a Woman of Sense, and by consequence a Lover of Pleasure (the History of the Life and Memoirs of Mrs. Behn. By one of the Fair Sex. En tête de l'édition de ses romans). 3. all men would be Cowards, if they durst. (Rochester, Satire against Man, OEuvres, vol. I, p. 7). Nous verrons qu'il l'osa. Il y a aussi le duel du duc de Buckingham avec lord Ossory; il lui donne rendez-vous à ChelseaFields, et va l'attendre ailleurs (Cobbett : Parliamentary History, I, 342). 4. He denies there is any Essential Difference betwixt Good and Evil, deems Conscience a thing only fit for Children, and ascribes all Honesty to simplicity, and an unpractisness in the Ways and Methods of the Town (The Character of a Town-Gallant). |