gens d'esprit ne sont pas dupes de ces sornettes. Aussi, pour avoir de l'argent, le roi d'Angleterre trouve tout simple de se vendre à la France. Son entourage n'a pas plus de scrupules. Aubrey de Vere, comte d'Oxford, épris d'une actrice qui résiste à ses sollicitations, fait semblant de consentir à l'épouser, et amène pour célébrer le mariage un soldat affublé en prêtre. Elle découvre de quelle indigne comédie elle a été victime; elle va se jeter aux pieds du roi pour demander justice; mais la conduite de son séducteur paraît fort naturelle, et le monarque trouve qu'une pension annuelle est une compensation bien suffisante. Villiers, duc de Buckingham, amoureux de la comtesse de Shrewsbury, tue son mari en duel, pendant qu'elle-même, vêtue en page, tient la bride de son cheval; et il se vante d'avoir obtenu ses caresses avant d'avoir enlevé ses vêtements ensanglantés. Les faits de ce genre abondent. La morale du temps se résume dans la maxime suivante, empruntée à un des héros de sa littérature romanesque : « Un homme d'esprit ne peut être ni un coquin, ni un misérable3.» Quand le plaisir l'appelle, rien ne l'arrête. II Parmi les plaisirs, les arts et la littérature prirent naturellement leur place, puisque les Puritains les avaient proscrits. Leur Parlement avait ordonné que les tableaux de la collection royale qui représentaient la seconde personne de la Trinité ou la Vierge Marie fussent brûlés, et que les autres fussent vendus*. Ils n'avaient pas été plus sympathiques à la musique. En fait de littérature, ils n'avaient pas eu le goût ni le loisir 1. Hamilton Mémoires de Grammont, p. 220-221. : 2. Biographia Britannica: article Villiers. with her in his bloody shirt (Spence, p. 164). 'Tis said the duke slept 3. It was one of his Maxims, A man of Wit cou'd not be a Knave or Villain » (Oronooko, or the Royal Slave, par Mrs. Behn; dans le volume de ses romans). 4. Cromwell toutefois réussit à conserver à l'Angleterre les cartons de Raphaël qui sont aujourd'hui au South Kensington Museum (Lecky, vol. I, p. 528). 5. Voyez dans Chappell, vol. II, p. 401, un intéressant chapitre sur le Puritanisme dans ses rapports avec la musique. de lire d'autres ouvrages que des ouvrages polémiques, et le théâtre avait été par eux rigoureusement mis à l'index'. La nouvelle Cour remit donc en faveur les choses artistiques; on encouragea les peintres (Lely 2, Kneller, le miniaturiste Cooper), les musiciens (Grabut, Purcell). Quant à la littérature, tout le monde en fit. On ne fut pas un galant sans être un bel esprit : les deux mots devinrent synonymes. Les hommes le plus à la mode, les courtisans les plus brillants, le comte de Rochester, Sir Charles Sedley, Villiers, duc de Buckingham, le comte de Mulgrave, Sir Car Scroop, Edmund Waller Esquire, Lord Buckhurst, le duc et la duchesse de Newcastle, et tant d'autres, furent des lettrés, des critiques, des auteurs. Comme les femmes étaient la grande préoccupation, elles donnèrent naturellement le ton, et les petits vers galants composés pour elles furent tout d'abord en vogue. Tous les poètes de la Cour se mirent à l'œuvre pour les chanter. Leur muse, il faut le dire, n'a pas l'inspiration bien puissante. Elle l'épuise en général en quelques strophes, ou pour mieux dire en quelques couplets, car elle fait plutôt des chansons qu'autre chose, bien qu'elle tente aussi parfois l'élégie. Elle n'a pas du reste les visées bien hautes, elle ne recherche ni les grandes idées, ni le grand style: une petite pensée délicate dans une forme facile et harmonieuse, voilà son idéal. Sa poésie s'appelle du bel esprit; l'épithète la plus flatteuse qu'on puisse 1. Le célèbre livre de Prynne, Histrio-Mastix, indique bien quelles étaient les idées puritaines sur les questions d'amusement. L'ouvrage étant rare, et ne se trouvant pas à la Bibliothèque nationale, j'en ai donné le titre complet dans ma bibliographie. Ce titre est instructif. 2. Lely fut fait chevalier par Charles II, et devint Sir Peter Lely. 3. Dans son Essai sur la Poésie, Sheffield, duc de Buckinghamshire (il était sous Charles II comte de Mulgrave), commence par les chansons, ainsi : First then, of SONGS, which now so much abound, Without his Song no Fop is to be found.... Tho' nothing seems more easie, yet no part Of Poetry requires a nicer Art. Puis vient l'élégie : Next ELEGY,... The Praise of Beauty, Valor, Wit contains; And there too oft despairing Love complains ... Puis l'ode; mais il ne peut citer aucun lyrique appartenant au règne de Charles II. 4. C'est de cette époque que date dans la langue anglaise le substantif lui adresser, c'est de lui dire qu'elle est « ingénieuse ». Les sujets qu'elle chante varient peu. Elle se consacre tout entière aux « belles », à la « beauté » ; et Lord Buckhurst, la veille d'un grand combat naval contre les Hollandais, se couvre de gloire en écrivant des vers « aux dames qui sont à terre 1». Les tendres aveux et les dédains, les désirs et les mépris, l'absence, les soupirs, l'inconstance, sont les thèmes ordinaires sur lesquels elle brode ses monotones variations. Elle offre des douceurs à Chloris (Dorset); à Amoret, à Sacharissa (Waller); à Célimène, à Phillis, à Celia, à Thirsis, à Aurelia, à Amaranta (Sedley). Elle ne fuit pas les fadeurs et les subtilités : « Quand je chante dans ce parc, dit un amant, les cerfs attentifs m'écoutent et oublient de craindre; quand je dis ma flamme aux hêtres, ils inclinent leurs têtes comme s'ils souffraient ainsi que moi; quand, adressant mon appel aux dieux, j'élève mes plaintes bruyantes jusqu'à leur séjour, ils me répondent en ondées. A toi a été donnée une âme barbare et cruelle, plus sourde que les arbres, et plus orgueilleuse que le ciel ». Voilà le ton, quand on ne va pas jusqu'à la niaiserie. Waller adresse des vers à une dame qui peut tout faire, excepté dormir quand elle veut », puis, « à une dame qui peut dormir quand elle veut ». Il chante « un arbre découpé en papier », « une carte déchirée par la Reine3». Le comte de Roscommon, cité trait d'esprit « A mighty Wittycism, (if you will pardon a new word!). » Dryden, préface de The State of Innocence. 1. Song, Written at Sca, in the first Dutch-War, 1665, the Night before an Engagement. 2. To all you Ladies now at Land We Men at Sea indite; etc. (Imprimé dans les Euvres de Rochester, vol. II, p. 53.) While in this park I sing, the list'ning deer Attend my passion, and forget to fear : When to the beeches I report my flame, They bow their heads, as if they felt the same: To Gods appealing, when I reach their Bow'rs To Thee a wild and cruel soul is giv'n, More deaf than trees, and prouder than the heav'n! (Waller: Euvres, p. 42. At Pens-Hurst.) 3. The Apology of Sleep, For not approaching the Lady, who can do any thing but sleep when the pleaseth (ŒŒuvres, p. 17); Of the Lady who can sleep when she pleases (p. 35); Of a Tree cut in Paper (p. 144); Written on a Card that her Majesty tore at Ombre (p. 204). pour la gravité de ses inspirations dans ce siècle léger1, écrit des stances << sur une demoiselle qui chantait bien et qui avait peur de s'enrhumer », ou une élégie « sur la mort d'un bichon »>. Au surplus, toutes ces grâces, toutes ces poétiques mièvreries ne sont qu'un faux semblant. Grattez le gentilhomme élégant d'alors, vous trouvez vite le débauché débridé et sans vergogne ; il en est de même dans cette poésie: son marivaudage est tout de surface; si elle s'étudie à composer laborieusement de petits vers tendres et langoureux, elle aime surtout à faire appel aux sens, à exciter les désirs 3, et, dans cet office, elle ne redoute pas le mot vif, cru au besoin. Mais c'est surtout dans les satires que les gentlemen-poets se donnèrent sur ce point libre carrière. Les satires, en effet, ou, comme on les appelait alors, les lampoons devinrent la ressource de ceux qui, à la Cour, n'avaient à leur disposition ni talent poétique ni esprit. Dire du mal du prochain est à la portée des moindres intelligences, et les satiriques de ce temps ne cherchaient qu'à dire du mal du prochain. « Je n'en veux point aux sots, j'en veux à la sottise, »> dit un vieux poète français 5. Ils ne prétendent pas à un pareil détachement; 1. Unhappy Dryden! in all Charles's days, Roscommon only boasts unspotted lays. (Pope.) 2. On the Death of a Lady's Dog; Song. - On a young Lady who sung finely, and was afraid of a cold (Œuvres, p. 53 et 54), 3. For Songs and Verses mannerly obscene, 'Till the poor vanquish'd Maid dissolves away In Dreams all Night, in Sighs and Tears all Day. (Rochester: HORACE'S Tenth Satire of the First Book imitated. (Euvres, vol. I, p. 10.) Voilà la poétique du genre. Pour l'application, il n'y a qu'à choisir dans les vers des beaux messieurs d'alors. 4. Lord Lampoon and Monsieur Song, Who sought her [the Muse's] love, and promis'd for't To make her famous at the Court. 5. Du Lorens, VII satire. (Otway: The Poets Complaint of his Musc.) jamais ils ne s'élèvent à un point de vue général; ils ne songent qu'à faire des personnalités. Ils disent des gros mots aux gens, et comme la poésie est à la mode, ils les leur disent en vers. Personne n'est épargné, à commencer par le roi, qui y figure souvent sous le nom familier du « vieux Rowley ». Tout le monde y passe avec lui, et tout le vocabulaire, même celui des bouges et du ruisseau. A moins d'y être allé voir, il est impossible de se figurer le débordement de fange et d'ordures qui s'étale complaisamment dans ces lampoons; après avoir vu, on se demande encore comment si près de nous, particulièrement dans un pays qui a une si grande réputation de réserve, sinon de pruderie, il a pu se rencontrer des gens pour écrire à profusion de pareilles choses, et des gens pour les comprendre. Mais, sur ce point, il est inutile d'insister. Outre qu'ici les citations seraient pour le moins difficiles, on trouve sur les dispositions de la société d'alors des témoignages plus probants, encore que moins forts, dans le théâtre. A la rigueur, quelques œuvres obscènes, qui peuvent circuler en secret et qu'on lit tout bas, ne compromettent pas sérieusement la réputation morale d'une époque; ce qu'écoute ouvertement le public d'un théatre, plus nombreux, plus sensible, plus susceptible, est autrement significatif. Il suffira donc, sans en dire davantage, d'indiquer comme spécimens de la grossièreté de la poésie satirique dans les œuvres de Rochester, ses deux satires sur le roi; dans celles d'Etherege, la Dame de plaisir 2; et une imitation du Festin ridicule de Boileau due à la plume peu retenue de Villiers, duc de Buckingham3. Cela dit, on doit se hâter de reconnaître que ces vers, jamais élevés et souvent insipides et grossiers, ont parfois de l'élé 1. A Satire which the KING took out of his Pocket. The Satire on the KING, for which he was banished the COURT; and turned MOUNTEBANK (OEuvres, vol. I, p. 20 et suiv., et p. 24-25). 2. The Lady of Pleasure, A Satyr. By Sir George Etheridge, Knight. Imprimé dans les Miscellaneous Works de Buckingham (Villiers). 3. Timon, a Satyr, In Imitation of Monsieur Boleau (sic), etc. (dans Miscellaneous Works). Cette satire se trouve aussi dans les œuvres de Rochester (vol. I, p. 126) sous le titre de The Rehearsal. A SATIRE. Il est possible que les deux amis se soient réunis pour produire cette belle œuvre. Voyez aussi dans les œuvres de Rochester (vol. II, p. 23): A Faithful Catalogue Of our most Eminent Ninnies, Written by the Earl of Dorset, in the year 1683. |