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J'ai tâché de vous présenter, Messieurs, tous les résultats que fournit l'histoire relativement à l'origine du tribunat, à ses progrès, à son organisation, à ses formes et à ses attributions politiques, considérées soit avant, soit après la mort de Caius Gracchus, en l'année 121 avant notre ère. Comme il n'a plus fait, après cette année-là, que s'altérer, se flétrir et s'éteindre, c'est dans les trois cent soixante-douze ans de son histoire, entre 493 et 121, qu'il convient de l'envisager, pour apprécier sa constitution, son caractère, et l'influence qu'il a exercée. Il serait trop injuste de le juger par les violences et les crimes d'un Saturninus, d'un Sulpicius, d'un Clodius, d'un Curion, qui n'ont paru qu'aux temps de la décadence de la république, et pour consommer sa ruine. La juste horreur qu'ils avaient inspirée à Denys d'Halicarnasse et à Tite-Live a peut-être influé sur les jugements sévères que ces deux historiens semblent quelquefois porter du tribunat même; c'est du moins ce que soupçonne Beaufort, qui a pris, avec un peu trop de chaleur peut-être, la défense de tous les anciens tribuns. S'il les voit quelquefois audacieux et entreprenants, il observe qu'il s'agissait de remettre en liberté un peuple opprimé, d'abaisser une noblesse hautaine et cruelle, d'arrêter le cours de ses rapines et de sa tyrannie. Bien loin, dit-il, que ces tribuns aient altéré la forme du gouvernement, ils ont corrigé de monstrueux abus; ils ont donné à la république une consistance qu'elle n'aurait jamais acquise, si les patriciens en étaient restés les seuls maîtres. Suivant lui, les efforts de ces magistrats du peuple ne tendaient point à détruire l'autorité du sénat, mais à la renfermer dans de justes bornes, et à replacer des patriciens

oppresseurs au rang bien plus honorable de citoyens. Ils ont assujetti le sénat et les grands au peuple, leur légitime souverain, dit encore Beaufort; ils ont rétabli l'harmonie entre les divers ordres de l'État. Qu'ont voulu les Gracques? Réformer les abus qui s'étaient introduits et accumulés pendant les guerres contre les Samnites, contre Pyrrhus et contre les Carthaginois. Les conquêtes n'avaient abouti qu'à enrichir quelques familles puissantes, qui usurpaient tous les domaines et se créaient des possessions immenses, au milieu d'un peuple resté misérable sous les lauriers acquis au prix de son sang. Le moment arrivait où l'Italie n'allait être peuplée que d'esclaves entretenus par quelques seigneurs. Les Gracques ont voulu prévenir ce malheur et cet opprobre: sans doute ils n'ont point assez bien mesuré la difficulté de cette entreprise, assez prévu les obstacles, ni combiné les moyens avec assez de sagesse et de lenteur. Ils n'ont point pressenti que le peuple, déjà corrompu lui-même par son extrême indigence presque autant que la noblesse par son opulence fastueuse, ne seconderait les efforts qu'ils feraient pour lui; et que leur propre énergie, quoique si active, que leurs talents personnels, quoique éminents, né les défendraient pas contre les dernières violences d'une classe dominatrice et sanguinaire. L'auteur des Discours sur le gouvernement de Rome, imprimés en 1784, fait à peu près les mêmes observations; et il y ajoute que, si après les Gracques la tyrannie n'eût pas trouvé dans le tribunat même des instruments et des complices, il restait, pour la seconder, assez d'autres magistratures dégradées et dépravées comme lui.

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Quoique ces réflexions ne soient pas sans justesse, je pense que ce sujet exige plus de précision, et qu'il doit embrasser l'examen de trois questions distinctes Fallait-il instituer un tribunat dans Rome? Celui qui s'y est établi était-il sagement organisé? Ceux qui l'ont exercé jusqu'en l'année 121 ont-ils fait un bon ou un mauvais usage de leurs pouvoirs? Avant de traiter ces trois points, et pour en préparer la discussion, nous allons entreprendre aujourd'hui l'examen du chapitre, d'ailleurs très-concis, de J. J. Rousseau, sur le tribunat.

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« Quand on ne peut établir, dit cet auteur, une << exacte proportion entre les parties constitutives de l'État, ou que des causes indestructibles en altèrent « sans cesse les rapports, alors on institue une magis<< trature particulière, qui ne fait point corps avec les « autres, qui replace chaque terme dans son vrai rap« port, et qui fait une liaison ou un moyen terme, « soit entre le prince et le peuple, soit entre le prince <«< et le souverain, soit à la fois des deux côtés s'il est << nécessaire. »

Ces premières idées, Messieurs, se rattachent à la théorie générale que l'auteur a établie. Il a considéré sous deux aspects les individus réunis en république : d'une part, comme coopérant à la formation des lois; de l'autre, comme obéissant à ces lois elles-mêmes. Sous le premier rapport, ils sont citoyens; et, sous le second, sujets. Il a donné à la collection entière des citoyens le nom de souverain, à la masse des sujets le nom de peuple. Ce sont, de part et d'autre, les mêmes individus, mais envisagés en deux états différents, ou même opposés. Entre le souverain ainsi conçu et le

peuple ou l'ensemble des sujets, il a placé le gouverne. ment ou le prince, c'est-à-dire les dépositaires quelconques de la puissance exécutive; et, selon lui, autant le souverain ou la loi domine le gouvernement, autant celui-ci a de pouvoir sur les sujets. Le gouvernement est le moyen terme d'une proportion, dont les deux extrêmes sont le souverain et le peuple. Or c'est en imaginant entre le souverain et le gouvernement, ou bien entre le gouvernement et les sujets, ou des deux parts à la fois, une magistrature intermédiaire, que Rousseau se forme l'idée d'un tribunat.

« Ce corps, dit-il, que j'appellerai tribunat, est le «< conservateur des lois et du pouvoir législatif. Il sert quelquefois à protéger le souverain contre le gouver«nement, comme faisoient à Rome les tribuns du peuple; quelquefois à soutenir le gouvernement contre << le peuple, comme fait à Venise le conseil des Dix; et quelquefois à maintenir l'équilibre de part et d'au<< tre, comme faisoient à Sparte les éphores. »

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Vous voyez, Messieurs, que Rousseau conçoit le tribunat romain comme devant préserver la puissance souveraine ou législative de toute atteinte de la part du gouvernement; et c'est bien en effet la destination principale que les tribuns du peuple romain se sont réellement donnée. Leurs oppositions et leurs propositions tendaient à ce but; mais, si nous n'avions égard qu'aux circonstances de leur institution primitive, nous trouverions qu'ils étaient plutôt créés pour garantir les sujets, et même les seuls plébéiens, de toute oppression, c'est-à-dire des entreprises illégales ou arbitraires que les patriciens, le sénat, les consuls, et les autres magistrats, formeraient contre la vie, la liberté, les

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droits des personnes. Toutefois, en creusant cette idée, on comprend qu'au fond c'était la loi même qu'ils étaient ou devaient être chargés de défendre, en empêchant qu'on ne fit contre les sujets ce qu'elle interdisait, et même ce qu'elle ne permettait pas expressément de faire en un mot, ils devaient mettre obstacle à ce qu'on violât, dans les sujets, les droits établis la volonté souveraine du corps entier des citoyens. Les tribuns romains ne s'étant jamais employés à soutenir le gouvernement contre le peuple, Rousseau n'a pu, dans son système, les présenter comme intermédiaires entre l'un et l'autre; il a dû les placer entre le souverain et le gouvernement. On peut regretter seulement qu'il n'ait point assez expliqué comment, dans cette position même, ils se trouvaient souvent appelés à défendre les sujets aussi bien que les citoyens, le peuple autant que le souverain, contre la puissance exécutive.

« Le tribunat, continue-t-il, n'est point une partie «< constitutive de la cité, et ne doit avoir aucune por<< tion de la puissance législative ni de l'exécutive; mais << c'est en cela même que la sienne est plus grande; car, << ne pouvant rien faire, il peut tout empêcher. Il est plus sacré et plus révéré comme défenseur des lois, <«< que le prince qui les exécute et que le souverain qui <«< les donne; c'est ce qu'on voit bien clairement à Rome.

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Ceci, Messieurs, est susceptible encore de quelques observations. En fait, les tribuns romains se sont arrogé certaines fonctions accessoires, dont quelques-unes étaient réellement exécutives ou judiciaires, ainsi que vous avez pu le reconnaître dans l'exposé que je vous en ai offert au commencement de cette séance. D'un autre

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