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ipse spoliare singulos cupiens, omnibus se partibus venditabat.

Pyrrhus commença par envoyer Cinéas à Tarente avec une partie de la flotte et de l'armée d'Épire. Il espérait beaucoup de l'adresse et de l'éloquence de ce ministre, auquel il devait, selon Dion Cassius, presque tous ses succès. Peut-être se plaisait-il à charger des premiers mouvements de cette expédition celui-là même qui avait le plus déconseillé de l'entreprendre. D'autres potentats en ont usé de même, afin de rabaisser d'autant leurs serviteurs; et c'est, en effet, une sorte de flétrissure que de servir à l'exécution des projets qu'on a soi-même déclarés injustes ou insensés. Aucun ancien, pourtant, n'a blâmé Cinéas d'avoir accepté cette mission; au contraire, les hommes d'État semblent avoir pris pour maxime, qu'après avoir essayé d'éclairer leur maître, ils doivent accomplir ses ordres, quelque opposés qu'ils soient aux conseils qu'ils lui ont donnés. Il y a sans doute des obligations et des services dont un simple sujet n'est jamais dispensé par ses opinions personnelles sur les affaires de son pays. Du moment qu'une guerre, inique ou juste, pernicieuse ou utile, est résolue par le prince ou le gouvernement quelconque qui a le droit de la déclarer, chacun est tenu d'y coopérer ou par des tributs, ou en prenant les armes, conformément aux dispositions précises des lois. Mais je ne pense pas qu'il soit prescrit à celui qui la désapprouve d'y remplir, en dépit de ses lumières et de sa conscience, les fonctions éminentes de ministre, d'intendant suprême ou de général je croirais plutôt que cela n'est pas permis, en exceptant, si l'on veut, le cas de la tyrannie la plus

absolue et d'une contrainte irrésistible. Or, cette violence est fort rare, et, à vrai dire, presque impossible. De tels emplois sont des faveurs, toujours demandées ou désirées par un assez grand nombre de courtisans. On ne court, en les refusant, aucun péril grave : tout au plus, on s'exposerait à une disgrâce honorable; tandis qu'à faire, sans y être forcé, ce qu'on sait être nuisible à l'État et au prince même que l'on doit servir, on se plonge dans l'esclavage et dans l'opprobre. Qu'importe qu'on ait résisté d'abord à des résolutions folles ou criminelles, si l'on aide ensuite à les exécuter? La complicité n'est pas seulement dans les conseils, elle est encore plus dans la coopération immédiate; et si l'on n'a pas les mains pures quand on a proposé de verser le sang, elles le sont bien moins quand on s'en est teint soi-même. Il ne tenait qu'à Cinéas de rester tranquille en Épire ou de retourner en Italie. Peutêtre il y eût perdu quelques vains honneurs; peut-être aussi sa retraite eût-elle mieux éclairé Pyrrhus sur les dangers d'une agression déraisonnable, qui devait lui attirer des revers, moissonner ses soldats, consommer la ruine des Tarentins et des autres Italiens méridionaux, coûter aussi la vie à des milliers de Romains, et cependant accroître, pour le malheur du monde, la puissance de leur république. Il eût été digne du philosophe Cinéas de ne contribuer d'aucune manière à tant de calamités. Mais il part de l'Épire; il débarque à Tarente avec trois mille hommes, et emploie son éloquence contre le parti pacifique qui venait de se former au sein de cette ville. Elle s'était donné pour chef un citoyen sage, nommé Agis, qui négociait avec le consul Æmilius, et qui allait préserver sa patrie de tant de fléaux. Ci

néas destitue Agis, s'empare du gouvernement, et distribue les fonctions publiques à des Épirotes, auxquels il adjoint, pour la forme, un député tarentin ramené d'Épire. Milon survient : c'est un autre général envoyé par Pyrrhus; il amène une armée plus nombreuse, et prend le commandement de la citadelle : les Tarentins s'en félicitent. Les voilà bienheureux; ils ont des défenseurs, des protecteurs; ils sont déchargés du soin de régir leurs propres affaires. Vous prévoyez assez, Messieurs, quel sera le sort d'un peuple qui met son espoir en des étrangers. Il attend avec impatience le roi Pyrrhus, à qui les deux lieutenants, Cinéas et Milon, ont préparé les voies. Les Tarentius s'empressent d'envoyer leurs galères, leurs vaisseaux de transport, et une forte somme d'argent, afin que rien ne manque de ce qui sera nécessaire pour conduire dans leurs murs ce monarque, ses équipages, ses troupes, ses courtisans et ses éléphants.

A mesure que le consul Æmilius avait perdu l'espérance de traiter avec les Tarentins, il s'était mis en mesure de les combattre avantageusement. Il avait pris des villes, forcé des châteaux, ravagé les campagnes. Ils osèrent marcher contre lui; il gagna sur eux une bataille sanglante, les refoula dans leur ville, et usa si modérément de la victoire, qu'il leur renvoya des prisonniers sans exiger de rançon, voulant éprouver si ces bons procédés ne les disposeraient point à la paix. Les voyant obstinés dans leurs desseins téméraires, et n'ayant pas les moyens d'assiéger avec succès leur ville, depuis qu'elle était défendue par des Épirotes, il résolut d'hiverner en Apulie. Pour y arriver, son armée avait à traverser de longs défilés, et à suivre

une côte bordée de montagnes, d'où les ennemis. pouvaient l'accabler de traits. En effet, ces hauteurs furent bientôt occupées par des Tarentins armés d'arcs et de frondes, en même temps que la mer se couvrit de barques chargées de balistes; machines antiques qui lançaient des pierres du poids de cent ou cent vingtcinq livres, même de trois ou quatre cents, quelquefois aussi des sacs remplis de matières pesantes, ou bien encore des cadavres d'hommes et d'animaux. Les anciens livres parlent d'objets qui, frappés par ces projectiles, étaient emportés à d'énormes distances. On a souvent confondu la baliste avec la catapulte. Polybe les distingue; et nous aurons d'autres occasions de recueillir les notions relatives à ces machines. Ce que je viens d'en dire suffit pour montrer quels dangers courait l'armée d'Emilius Barbula en se dirigeant vers l'Apulie. Afin de l'en préserver, ce consul usa d'un stratagème rapporté par Frontin et, depuis, par Zonaras : il mit à la tête, à la queue et sur les ailes de sa troupe, tout ce qui lui restait de prisonniers tarentins; et quand l'ennemi s'aperçut que ses traits n'atteignaient plus de Romains, il cessa de poursuivre et de harceler l'armée d'Æmilius. Elle parvint ainsi au but de sa marche; et, dès qu'elle y eut pris ses quartiers d'hiver, le consul rentra dans Rome. On ne lui décerna point l'honneur du triomphe, quoiqu'il eût gagné une grande bataille. Apparemment on lui savait mauvais gré des ménagements dont il avait usé à l'égard des Tarentins, et qui avaient laissé aux Épirotes le temps d'arriver. Son collègue Marcius fut plus heureux : il triompha des Étrusques le 24 mars 280; mais les détails des exploits par lesquels il avait mérité cette récompense ne nous ont pas été transmis.

Pyrrhus, en quittant l'Épire, en laissait le gouvernement à son fils aîné, Ptolémée, qui n'était âgé que de quinze ans; et ses deux autres fils, Alexandre et Hélénus, qui étaient plus jeunes, il les amenait avec lui en Italie. Avant son départ, il avait emprunté des rois ses alliés de l'argent, des soldats et des vaisseaux. Il n'est pas dit de combien de bâtiments sa flotte était composée; mais elle comprenait les vaisseaux d'Épire, ceux qu'ayait envoyés Antigonus Gonatas, et les galères tarentines. Son armée réunissait des Épirotes, des Thessaliens, des Tarentins, et, dit-on, sept mille Macédoniens, qui avaient conquis l'Asie sous la conduite d'Alexandre. Plutarque porte la cavalerie à trois mille hommes, l'infanterie à vingt mille, outre deux mille archers, cinq cents tireurs de fronde et vingt éléphants prêtés pour deux ans par Ptolémée Céraunus. Justin compte cinquante éléphants, cinq mille fantassins seulement, et quatre mille cavaliers. Ces variantes sont assez graves; mais nous sommes condamnés à en rencontrer de pareilles dans l'histoire ancienne, presque toutes les fois qu'il s'agit de détails de cette nature. Pyrrhus voguait à peine en pleine mer, quand les flots se soulevèrent; un vent du nord dissipa sa flotte. Le vaisseau qu'il montait arriva sur la côte d'Italie; quelques autres échouèrent sur les rochers de la Messapie. De nouveaux périls restaient à courir un vent du nord s'élève, qui repousse le roi en haute mer; la proue de son navire est fracassée par les vagues; il lui fallut se jeter à la nage; ses gardes et ses amis l'imitèrent, en luttant contre les flots; il prit terre au point du jour, avec l'aide des Messapiens, qui secoururent aussi ceux de ses bâtiments que la tempête avait jetés sur leurs rivages. Il

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