Imagens das páginas
PDF
ePub

les éléphants, qui, à Héraclée, avaient tant contribué à la défaite des Romains, rendirent seulement la victoire indécise aux champs d'Asculum, où un Romain s'attaquant à l'un de ces animaux fit voir qu'ils n'étaient point immortels ni invulnérables. Il est vrai néanmoins que cet abréviateur, oubliant bientôt ce qu'il vient d'écrire, raconte ensuite qu'aussitôt que Caius Minucius, hastat de la quatrième légion, eut coupé la trompe d'un éléphant, le désastre des Épirotes n'eut d'autre terme que celui qu'y apporta la nuit, quand Pyrrhus, blessé à l'épaule, s'enfuit à son tour, emporté par ses gardes, et abandonnant son camp au pillage. S'il en est ainsi, pourquoi Florus a-t-il commencé par s'exprimer en de tout autres termes : Eædem feræ quæ primam victoriam abstulerant, secundam parem fecerunt. Mais Florus est si mal instruit des circonstances de cette bataille, qu'il y fait figurer en qualité de consuls Curius et Fabricius: Deinde apud Asculum melius dimicatum est, Curio Fabricioque consulibus; tandis que nous savons, par les Fastes et par tous les autres documents, que Sulpicius Saverrio et Décius Mus étaient alors consuls, et commandaient l'armée romaine.

Leurs successeurs prirent les faisceaux le 20 avril 278: c'étaient Caius Fabricius Luscinus et Quintus Æmilius Papus, appelés l'un et l'autre pour la seconde fois à cette éminente magistrature; car nous avons vu, dans notre avant-dernière séance, qu'ils la remplissaient ensemble en 282; et Cicéron, dans son livre de Amicitia, fait observer que ces deux illustres amis ont été deux fois associés comme consuls : Videmus Papum Æmilium Caio Luscino familiarem fuisse (sic a patribus.

accepimus), bis una consules. Mais nous pouvons remarquer aussi combien l'on tenait peu de compte des lois sages qui ne permettaient pas qu'un citoyen occupât deux fois en dix ans cette dignité. Catrou dit, à ce propos, qu'en des occasions pressantes il est bon de sortir des règles: c'est une maxime qui suffit pour les annuler; car on ne manque jamais de trouver que les circonstances sont difficiles, et qu'elles exigent des exceptions à l'ordre légal. Les Romains d'ailleurs n'avaientils pas déclaré que Pyrrhus n'était point un ennemi si redoutable, et qu'on n'avait nul besoin d'employer contre lui des mesures extraordinaires? Quoi qu'il en soit, les deux nouveaux consuls, à peine installés, conduisent leurs légions sur le territoire tarentin. Le roi d'Épire se dispose lentement à une troisième bataille; et, tandis qu'il reste campé à quelque distance de l'armée romaine, survient une de ces aventures qui, à cause de l'instruction morale qui s'y attache immédiatement, retentissent plus que bien d'autres faits dans l'histoire. Celle-ci est fort diversement racontée. Valérius Antias, cité par Aulu-Gelle, disait qu'après les deux premiè res batailles d'Héraclée et d'Asculum, gagnées par Pyrrhus, un traître, nommé Timocharès, vint en secret trouver le consul Fabricius, et déclarer que ses deux fils étant échansons de ce prince, il le ferait empoisonner par eux si l'on s'engageait à bien récompenser ce service; que le sénat, informé par le consul de cette proposition, envoya au roi d'Épire des ambassadeurs chargés de l'avertir des projets de ses domestiques, mais sans lui révéler le nom du coupable; en quoi Valère-Maxime trouve une double loyauté : Utroque modo æquitatem amplexus, quia nec hostem malo

exemplo tollere, neque eum qui bene mereri paratus fuerat prodere voluit. Quadrigarius, cité aussi par l'auteur des Nuits attiques, donnait au traître le nom de Nicias, et, sans faire intervenir le sénat dans cette affaire, rapportait une épître des consuls à Pyrrhus, conçue en ces termes : « Les consuls romains «< au roi Pyrrhus, salut. Notre intention est de nous « venger de toi le glaive à la main; et il nous plaît « d'offrir à tous les siècles un exemple d'équité, en « veillant à ta conservation: il nous importe que tu « vives, pour donner plus d'éclat à nos victoires. Ton <«< confident Nicias est venu nous demander le prix de << la mort qu'il te prépare. Détestant sa perfidie, nous « n'hésitons point à te la dévoiler, de peur qu'en la dis<«< simulant nous ne soyons soupçonnés d'en être les

complices, et d'employer contre toi des moyens indi<< gnes du nom romain. Pyrrhus, prends garde à toi, et

préviens le coup qui te menace. » Cicéron, en rappelant ce fait dans le troisième livre du traité des Devoirs, suppose que Fabricius fit à l'instant reconduire et livrer ce transfuge au roi d'Épire, et en fut loué par le sénat Hunc Fabricius reducendum curavit ad Pyrrhum, idque factum ejus a senatu laudatum est. Chez Florus, le traître est un médecin; et c'est Curius, non Fabricius, qui le renvoie à Pyrrhus, qui le condamne au dernier supplice. Ce médecin est appelé Cinéas par Élien, dont le récit, bien succinct, est traduit par M. Dacier en ces termes : « Cinéas, médecin de Pyrrhus, offrit au sénat romain, par une lettre écrite << secrètement, d'empoisonner le prince, moyennant << une certaine somme. Mais la proposition fut rejetée. « Le sénat fit plus: il informa Pyrrhus du projet de

[ocr errors]

Cinéas. » Ici donc nous n'apercevons plus que le sénat, et point du tout Fabricius ni son collègue. Fabricius reparaît dans Eutrope et dans Aurélius Victor : il renvoie le médecin, qu'il a fait charger de chaînes; et Pyrrhus s'écrie qu'il serait moins difficile de détourner le soleil de son cours, que Fabricius de la voie de l'honneur. Je n'ai plus à mettre sous vos yeux, Messieurs, que la narration de Plutarque, à laquelle s'en sont tenus, comme si c'était la seule, la plupart des auteurs modernes. Amyot l'a traduite de cette manière : << Fabricius fut esleu consul; et, comme il estoit en son « camp, il vint à luy un homme qui luy apporta une « missive escripte de la main du medecin de Pyrrhus, « par laquelle le medecin offroit de faire mourir son << maistre par poison, moyennant qu'on luy promeist « recompense condigne d'avoir terminé ceste guerre « sans danger. Fabricius, détestant la meschanceté de «< ce medecin, et l'ayant fait trouver aussi mauvaise à celuy qui estoit son compagnon au consulat, escrivit « une lettre à Pyrrhus, par laquelle il l'admonesta qu'il << se donnast de garde, pource qu'on le vouloit empoisonner. Si fut la teneur de sa lettre telle: Caius « Fabricius et Quintus Emilius, consulz des Romains, << au roy Pyrrhus, salut. Tu as fait malheureuse eslection « d'amis aussi bien que d'ennemis, ainsi que tu poura ras cognoistre en lisant la lettre qui nous a esté es

[ocr errors]
[ocr errors]

cripte par un de tes gens, pource que tu fais la guerre « à hommes justes et gens de bien, et te fies à des desloyaux et meschants: de quoy nous t'avons bien « voulu advertir, non pour te faire plaisir, mais de « peur que l'accident de ta mort ne nous face calumnier, << et que l'on n'estime que nous ayons cherché de ter

<< miner ceste guerre par un tour de trahison, comme « si nous n'en peussions venir à bout par vertu. Pyrrhus « ayant leu ceste lettre, et adveré le contenu en icelle, «< chastia le medecin ainsi qu'il avoit merité, et, pour loyer de ceste descouverture, renvoya à Fabricius et << aux Romains leurs prisonniers sans rançon. »

[ocr errors]

Je suis fâché, Messieurs, d'avoir à rassembler tant de variantes, quand il s'agit d'un fait honorable, sur lequel on ne voudrait conserver aucune sorte d'incertitude. Mais enfin le traître se nommait-il Timocharès, ou Nicias, ou Cinéas? était-il médecin, ou père des échansons du roi? s'est-il adressé au sénat, ou aux deux consuls, ou au seul Fabricius? est-il venu en personne offrir ses criminels services, ou les a-t-il proposés par écrit? l'a-t-on renvoyé chargé de chaînes à son maître, ou bien a-t-on communiqué sa lettre? Je sais que, dans tous les cas, les Romains auraient donné un exemple de loyauté; mais lorsque tous les éléments d'un calcul sont variables, il est difficile que le résultat soit bien constant. Aussi a-t-on élevé des doutes sur la réalité de ce fait; et, par surcroît, Voltaire a prétendu que ce médecin ne pouvait espérer des Romains de ce temps-là aucune récompense qui compensât la perte des avantages dont il jouissait à la cour du roi d'Épire. Lévesque rejette cette considération, qui sans doute n'est pas péremptoire, mais qui ajoute pourtant quelque poids à celle qui résulte de la diversité des récits. Quoi qu'il en soit, Sénèque admire l'intégrité de Fabricius, qui respecte les lois de la morale, même à l'égard d'un ennemi, et qui, ayant repoussé lui-même les offres de Pyrrhus, ne veut pas plus vaincre par le poison qu'être vaincu par l'or Ejusdem animi fuit auro non

« AnteriorContinuar »