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injuste envers un poëte tel que Virgile, me faisait peur comme une accusation d'ingratitude. Ce n'est pas tout; des exemples séducteurs régnaient alors dans la littérature; et la jeunesse avait tant de penchant à les imiter, qu'il n'eût pas été sans danger de censurer trop librement devant elle, un écrivain modèle dont le commerce était si propre à la préserver de la contagion du jour. Je ne pouvais oublier encore une vérité d'expérience: la jeunesse est peuple, en cela qu'elle passe rapidement de l'adoration au mépris ; elle renverse le lendemain les idoles de la veille, il faut lui laisser de la religion en littérature comme en morale. D'ailleurs je pense que la critique qui n'aurait pas pour premier principe le culte du génie, ne serait propre qu'à flétrir les talents, et à multiplier le nombre de ces pygmées, dont l'impuissance et l'envie s'appliquent à déprécier les plus sublimes productions. Cette reflexion, toujours présente pendant mon cours sur Horace, m'avait rendu très attentif à corriger les inconvénients de la censure, par la franchise de l'admiration; elle devint plus que jamais une règle et un frein pour moi.

Par toutes ces raisons, mon premier cours sur Virgile s'écoula tout entier dans des entretiens qui nous causèrent parfois des ravissements, comme une tragédie de Corneille, et plus souvent des émotions, telles que les font naître Euripide et Racine. Cependant le sublime de Virgile ne ressemble point au sublime d' Homère, ou de l'auteur de Cinna; chez eux, ce caractère du talent provient d'une grandeur originale

et d'une haute inspiration; dans le chantre d'Énée, il est le fruit d'un art, dont la perfection soutenue balance les beautés d'un ouvrage de la nature. On remarque aussi des différences entre la sensibilité d'Euripide, de Racine, et celle du peintre de Didon; elle a plus de profondeur dans Euripide, plus de mollesse dans Racine, plus de mélancolie dans Virgile. Sans égal pour l'expression des sentiments religieux et tendres, Virgile nous arrachait des larmes, et nous attachait à lui par la plus puissante des séductions. Tous, nous aimions, comme s'il eût été vivant, l'écrivain dont l'âme s'est révélée par tant de suaves merveilles. Cependant la vérité n'avait point abdiqué ses droits de fréquentes comparaisons avec les autres épopées, avec la Bible, et les tragiques de la Grèce, faisaient naître des réflexions utiles; mais je ne fouillais pas au fond des choses, je me défendais d'aborder les grandes questions de la critique littéraire; on a vu plus haut les motifs de ma circonspection: en observant la loi que je m'étais prescrite, j'obéissais encore à un attrait particulier, et à des mouvements secrets de reconnaissance.

Élève de l'ancienne université, j'ai trouvé dans son sein deux maîtres habiles, dont la mémoire me sera toujours chère; le premier', d'un abord froid et sérieux, avait de l'esprit, de la chaleur d'âme, un goût sévère et pur. Je n'ai point d'expressions pour rendre

M. Crouzet, professeur de troisième au collège de Montaigu.

le zèle, les soins ingénieux, les nobles encouragements, la bienveillance paternelle que cet excellent homme employait pour enflammer mon ardeur, et m'inspirer l'enthousiasme du beau. Il me traitait, en quelque sorte, comme le poëte Vida veut qu'on élève l'enfant destiné au culte des muses. Non content de m'avoir montré une prédilection si utile et si douce, il me transmit, comme une espérance, à son successeur, l'un des plus célèbres hellénistes du temps. Celui-ci cachait un cœur sensible et même de la gaieté sous un air glacial. Profondément instruit, il voulait des études fortes, et s'exposait à rebuter quelquefois les élèves, par son application à leur choisir des devoirs hérissés de difficultés. Les obstacles m'excitaient; je lui convins sous ce rapport, et par un goût très vif pour la langue grecque; il m'adopta : non moins touché que surpris de cette bonté qui venait à moi, je sentis croître mes forces et mon ardeur.

Ces maîtres que leurs élèves révéraient comme des oracles, m'avaient inspiré un attachement extrême, un respect religieux pour Virgile. A mon entrée dans le monde, ce fut par l'entremise de Virgile et de Tibulle que je continuai d'entretenir commerce avec les muses; ces deux auteurs favoris ne me quittaient pas. La lecture assidue de Racine avec lequel Virgile a tant de rapport, les éloges de Voltaire qui le met au-dessus du créateur de l'Iliade, augmentèrent en

M. Chivot, professeur de seconde au même collège.

core ma prédilection pour le chantre d'Énée. La lutte que j'eus à soutenir contre un si redoutable adversaire, pour la traduction des églogues, ne fit que redoubler en moi le sentiment de sa désespérante perfection. C'est ainsi que je fus long-temps tout Virgilien; c'est-à-dire que, transporté d'admiration par ses beautés, enivré de la mélodie de ses vers, je ne voyais pas ses défauts, ou plutôt je craignais de les voir. Rien n'est plus propre à retarder les progrès de la raison, à ralentir l'essor de l'imagination, que cet enthousiasme qui renaît ainsi de lui-même, et s'enferme dans un cercle de jouissances exclusives.

Cependant Homère et les tragiques Grecs, Tacite et Tite-Live, Horace et les deux Sénèques, le Dante et le Tasse, Moyse et Milton, l'aigle de Meaux et le cygne de Cambrai, Montaigne et Rousseau, et plus instructif encore le mémorable changement qui a mis tout l'homme à découvert depuis trente années, m'avaient révélé sur Virgile beaucoup de choses que je n'avais point aperçues. Je l'avouerai, ce ne fut pas sans douleur que je me vis forcé de reconnaître dans mon auteur favori une composition sans unité, une ordonnance sans grandeur et des défauts d'autant plus incurables, qu'ils tiennent à des beautés d'un ordre supérieur, auxquelles un écrivain n'aurait jamais le courage de renoncer. Malgré les murmures du penchant qui combattait pour lui, malgré le pouvoir magique de sa poésie sur mon cœur, il me fallut encore avouer, que l'Énéide n'atteint pas les

hautes proportions de l'Iliade; que la première est inférieure à la seconde, pour le plan comme pour la conduite du poëme, pour la force et la variété des caractères, comme pour la peinture des mœurs, et la marche de l'action; enfin qu'on chercherait vainement dans Virgile, trop dominé par les images d'un siècle plus avancé en civilisation que celui d'Homère, les grâces naïves de l'Odyssée qu'il a cependant voulu imiter. Mais, à l'éternel honneur du génie, plus le commerce des grands poëtes, plus les ouvrages des philosophes et des penseurs, plus les leçons d'un temps, qui jetait une si vive lumière sur les abîmes du cœur humain, élevaient, fortifiaient, étendaient mes idées, plus Homère grandissait à mes yeux. L'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée va de pair avec tout ce que les siècles ont vu de génies dans le monde. Il appartient à cette famille d'êtres privilégiés, à laquelle chaque peuple se glorifie d'ajouter un nom, parce qu'elle forme l'élite du genre humain, et son plus beau titre d'honneur. Virgile est aussi de cette famille; mais Homère y tient le sceptre et le glaive comme père et souverain de tous les poëtes du monde.

Ce n'était pas le vain désir de faire éclater ma nouvelle admiration, c'était encore moins la pensée de renverser l'autel de Virgile pour y placer Homère, qui devaient m'exciter à dire enfin toute la vérité. Il est souvent ridicule et toujours dangereux de vouloir substituer un culte à un autre; chacun garde ses dieux; et loin de se prêter aux effets du prosé

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