Imagens das páginas
PDF
ePub

ÉDUCATEURS FRANÇAIS ET ÉTRANGERS

UN PÉDAGOGUE ANGLAIS DU XVIe SIÈCLE

RICHARD MULCASTER

M. Robert Hebert Quick, l'écrivain anglais bien connu de tous les amis de l'instruction pour ses beaux travaux, et notamment pour son livre sur les Réformateurs de l'éducation, vient de publier un document des plus intéressants pour l'histoire de la pédagogie, un livre écrit en anglais au seizième siècle par Richard Mulcaster, le premier directeur de l'Ecole des marchands tailleurs de Londres.

L'ouvrage porte ce titre : Positions, qui ne peut guère être traduit en français que par Propositions, dans le sens de principes posés comme point de départ d'une thèse, d'une discussion; mais l'auteur le complète en ajoutant: ... où sont examinées les premières circonstances qui sont nécessaires pour l'éducation des enfants, a fin d'assurer soit leur habileté dans les études, soit la santé de leur corps. C'est donc un véritable traité d'éducation, de près de trois cents pages, où, plus d'un siècle avant Locke, un pédagogue de profession a étudié les principales règles de son art, en mettant sur la même ligne le souci de l'éducation physique et celui de l'instruction proprement dite.

Faisons d'abord rapidement connaissance avec l'auteur, dont presque personne n'a parlé jusqu'ici, et que M. R.-H. Quick a littéralement exhumé de l'oubli. Il est né vers 1530 ou 1531, deux ans avant notre Montaigne. Il appartenait à une famille considérée du comté de Cumberland. Élevé à Eton, puis à Cambridge, nous le trouvons en 1555 étudiant à Oxford; en 1556, il y est reçu licencié ès arts. Ses contemporains le représentent comme étant à cette époque un hébraïsant distingué. Mais ne trouvant pas à Oxford de quoi gagner sa vie, Mulcaster émigra à

Londres. La corporation des marchands tailleurs de la capitale venait précisément de fonder une école: on lui en offrit la direction, qu'il accepta, et de 1561 à 1586 il se consacra avec dévouement à ces fonctions.

Pendant ces vingt-cinq années d'activité professionnelle, Mulcaster ne négligea pourtant pas les travaux théoriques. C'est en 1581 qu'il publia ses Positions, et l'année suivante la première partie de The Elementarie, qui était comme l'application pratique de son traité doctrinal. La seconde partie de l'ouvrage ne parut point: «Peut-être, suggère M. Quick, dans l'Angleterre du seizième siècle la publication d'un livre d'éducation était-elle, comme elle l'est encore aujourd'hui, une occupation dispendieuse. »

Lorsque en 1586 Mulcaster résigna ses fonctions de directeur de l'école des marchands tailleurs, il semble s'y être décidé à raison de la difficulté qu'il avait à s'entendre avec ses patrons, beaucoup plus que par fatigue et lassitude de l'enseignement. En effet, dix ans plus tard il devenait « maître supérieur » (high master) de l'école de Saint-Paul. En 1598 la reine Élisabeth le nommait recteur de Stanford Rivers, dans le comté d'Essex: mais ce titre de recteur ne l'empêcha pas de continuer à vivre à Londres et de diriger l'école de Saint-Paul; c'est en 1608 seulement qu'il s'établit à Stanford Rivers, où il mourut trois ans après, en 1611, cinq ans avant Shakspeare.

Qu'était cette école des marchands tailleurs dont Mulcaster conserva la direction pendant de si longues années, à l'exemple de plusieurs de ses contemporains, qui donnaient au seizième siècle le spectacle trop rare aujourd'hui de toute une vie consacrée au même établissement d'instruction, comme Sturm, qui dirigea le collège de Strasbourg de 1538 à 1589. Ce n'était pas, comme on pourrait croire, une école professionnelle, à destination spécialement commerciale. C'était un vrai collège d'enseignement secondaire, comme nous dirions aujourd'hui, où Mulcaster avait pour mission d'apprendre à ses élèves « la bonne littérature et aussi les bonnes manières ». C'est un fait par lui-même remarquable que l'initiative prise, en plein seizième siècle, par une association de commerçants, pour fonder un établissement d'éducation et d'instruction générale. On retrouve là, et de bien bonne heure, un des traits distinctifs d'une nation où les choses de l'enseigne

ment ont du leurs progrès moins à l'action de l'État ou à la propagande des corporations religieuses qu'à l'initiative privée et à la force des associations libres. En France il faut arriver jusqu'au dix-neuvième siècle pour rencontrer des exemples analogues de fondations particulières, où se donne carrière la générosité d'une chambre de commerce ou d'une société d'industriels.

.. L'école des marchands tailleurs de Londres comptait 250 élèves; le directeur était assisté par deux ou trois sous-maîtres. Le régime était l'externát. Les enfants entraient à l'école, le matin, à 7 heures jusqu'à 11, le soir à 1 heure jusqu'à 5. On appliquait déjà la règle des trois huit: huit heures pour le travail intellectuel, huit heures pour les repas et les récréations, huit heures pour le sommeil. Il y a longtemps que ces deux vers sont populaires en Angleterre :

Eight hours to work, eight hours to play,
Eight hours to sleep, eight shillings a day!

[ocr errors]

Mais les renseignements nous manquent un peu sur l'organisation intérieure des études dans le collège de Richard Mulcaster. Il faudrait, pour approfondir le sujet, pouvoir mettre à contribution un livre que nous ne possédons pas, l'Histoire de l'école des marchands tailleurs, publié en 1812 par un écrivain anglais, Wilson. Un détail que nous fournit M. Quick nous montre seulement que l'école en question savait former de brillants esprits. Le poète Edmond Spenser, l'auteur de la Reine des Fées, l'ami de Philippe Sidney, le pensionné de la reine Élisabeth, fut élevé au collège des marchands tailleurs.

Il n'y a pas lieu de s'étonner d'ailleurs que le collège ait prospéré et donné des résultats sous la direction d'un pédagogue aussi consciencieux, et par endroits aussi distingué, que l'était Mulcaster. Sans qu'on puisse songer à l'égaler, pour la largeur de la pensée et la finesse du jugement, à nos pédagogues français du seizième siècle, à Rabelais, par exemple, ou à Montaigne, Mulcaster nous apparaît dans son livre comme un esprit chercheur et curieux, comme un novateur avisé, que M. Quick juge supérieur à Ascham, le professeur de la reine Élisabeth.

C'est à Élisabeth qu'est dédié précisément le livre, dans une préface emphatique, écrite selon le goût du temps, à Élisabeth, < par la grâce de Dieu reine d'Angleterre, de France et d'Irlande,

protectrice de la foi, etc. » Mulcaster semble avoir été dans les bonnes grâces de la souveraine, et sa dédicace, malgré les circonlocutions et les compliments solennels, témoigne de quelque familiarité. Plusieurs fois, en 1573, en 1575,,Mulcaster, fidèle aux instructions de ses patrons qui lui avaient recommandé de soigner particulièrement l'éducation des « bonnes manières », présenta ses élèves à la reine et à la cour dans des représentations dramatiques. Dans le livre de dépenses de la reine Élisabeth, on lit 18 mars 1573-74 à M. Richard Mulcaster, pour deux comédies représentées devant la reine le jour de la Chandeleur et le Mardi gras, 20 marks. » C'était alors une mode générale d'exercer les jeunes gens à jouer la comédie. Et nous en trouvons la preuve dans un passage de Shakspeare. Lorsque dans Hamlet (acte II, scène II) Guildenstern et Rosencrantz présentent au prince de Danemark les tragédiens de la ville (the tragedians of the city), qu'ils lui ont amenés pour le distraire, ils parlent en termes fort vifs de la concurrence.que les jeunes gens des écoles font aux comédiens de profession : « Il a surgi une nuée d'enfants, de jeunes aiglons qui vous criaillent aux oreilles, au-dessus du ton, et qui pour cela sont applaudis à outrance; ce sont eux que la mode favorise aujourd'hui; ils ont réussi à déprécier les planches ordinaires - c'est ainsi qu'on appelle le théâtre. »

Mulcaster ne négligeait donc pas les élégances de l'éducation. Et, quoiqu'il mérite d'être compté parmi les disciples de l'Orbilius plagosus d'Horace, quoiqu'il ne professa pas à l'endroit des châtiments corporels les mêmes sentiments de haine vigoureuse qui animaient Rabelais et Montaigne, il n'était nullement un pédagogue de l'ancienne école; il ne se préoccupait pas seulement de former des scholars, il faisait une large part aux arts d'agrément, au dessin, au chant, à la musique. Et surtout il demandait que la première éducation fût consacrée à ces études faciles et agréables: « Si, disait-il, on apprenait aux enfants à lire, à écrire leur propre langue, à dessiner, à chanter, à jouer de quelque instrument; si, au lieu de leur faire commencer le latin dès leur entrée à l'école, on les maintenait pendant quelques années dans un cycle préliminaire qui ne comprendrait que ces cinq objets d'instruction, ils apprendraient ensuite le latin plus vite et mieux, de douze à seize ans, qu'ils ne le font maintenant par les méthodes ordi

naires de sept à dix-sept. » Nous ne commentons pas: mais nous constatons simplement combien l'éducateur du seizième siècle se rapproche dans ses vues des idées que prônent aujourd'hui certains de nos réformateurs.

Dans sa dédicace, Mulcaster indique très nettement le but qu'il poursuivait en écrivant son livre. Il se plaint de la variété des méthodes, de la multiplicité des formes d'éducation. Il voudrait contribuer à y établir l'unité, une unité couforme à la raison. Il fait allusion aux efforts qu'avait tentés Henri VIII, le père d'Élisabeth, pour ramener « la multitude de toutes les grammaires à une forme unique, cette multitude étant un empêchement sérieux au progrès des études ». Henri VIII rêvait une grammaire unique tout comme le conseil municipal de Paris, en 1890. Et par analogie Mulcaster voulait de même, pour tous les autres livres de classe, procéder à un meilleur choix, réduire à une forme plus simple tous les procédés d'enseignement (all manners of teaching). C'est pour préparer ce résultat qu'il a composé son essai, « convaincu, dit-il, que pour faire avancer l'art de l'éducation il était bon d'établir d'abord un certain nombre de principes, principes qui sont les circonstances communes relatives à l'enseignement, et qui constituent autant de questions à résoudre avant de se mettre à l'œuvre ».

Nous n'entrerons pas dans l'analyse détaillée des idées de Mulcaster, et nous nous bornerons à noter les points les plus importants. C'est d'abord la campagne ardente qu'il a entreprise en faveur de sa langue nationale. Il donne lui-même l'exemple, puisque son traité est écrit en anglais. Les encouragements qu'il adresse en vers latins à son livre, à la première page, prouvent qu'il aurait pu cependant se tirer à son honneur d'un travail de composition en latin; mais, dès 1581, il fait avec hardiesse ce que Rollin, chez nous, s'excusera timidement d'oser cent cinquante ans plus tard: il n'hésite pas à employer sa langue maternelle. Son style est d'ailleurs un peu prétentieux et obscur; et Mulcaster se faisait quelques illusions, que sa vanité encourageait beaucoup trop, sur l'excellence de sa façon d'écrire. Mais la tentative n'en était pas moins louable et, malgré quelques archaïsmes, la langue de Mulcaster est plus voisine encore de l'anglais définitif que la langue de Montaigne ne l'est du français classique.

« AnteriorContinuar »