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LE PALAIS DU PEUPLE DE L'EAST-END (LONDRES)

En Angleterre, comme dans la plupart des pays de l'Europe, on s'occupe activement, depuis quelque cinquante ans, d'améliorer le sort des classes populaires; mais mieux qu'ailleurs on a compris qu'il serait inutile et dangereux de relever leur condition matérielle sans élever en même temps leur niveau intellectuel et moral. De là, depuis une trentaine d'années, la fondation des écoles techniques, les collèges d'ouvriers (Workingmen's Colleges), les bibliothèques gratuites (Free Libraries), les conférences ouvrières données par des membres des universités (University extension Lectures et Recreative evening Classes), les champs de jeux à l'usage du peuple, les concerts populaires à deux sous, etc.

Mais toutes ces institutions d'éducation populaire existaient jusqu'ici indépendantes et dispersées. On eut l'idée de fonder un établissement qui réunît tout qui ne se trouve ailleurs qu'isolé. C'est ce qu'on a fait en créant le Palais du peuple de l'East-End de Londres.

Établi au centre du plus triste des quartiers pauvres du monde, le People's Palace réunit tout ce qui peut instruire, consoler et améliorer les malheureux. A leurs enfants il offre une solide éducation professionnelle; à eux-mêmes des livres et du savoir, des jeux et des récréations, la santé de l'âme et du corps. Admirable lieu d'assemblée, centre de vie intellectuelle et morale, source de saines jouissances, il ne ment donc pas à son titre; c'est bien réellement le Palais du peuple de ce pauvre district. Nous allons dire en quelques mols comment il a été construit, et quels services il a déjà rendus.

Vers 1840, un riche propriétaire de l'East-End mourait en laissant par testament une certaine somme dont les revenus devaient être consacrés à l'éducation et à l'amélioration des pauvres de son quartier. Mais ce fonds restait presque inutile entre les mains des héritiers, quand Sir E. Hay Currie, un des membres du corps des Charity Commissioners, qui surveille l'emploi des donations charitables, attira l'attention de ses collègues sur la mauvaise gestion du legs Beaumont. Il restait une somme d'environ 300,000 francs, qui fut remise entre les mains des Charity Commissioners. Ce n'était pas assez pour entreprendre une œuvre de quelque utilité dans un quartier si étendu. Sir E. Hay Currie se mit en campagne pour augmenter ce fonds; les sommes qu'il a obtenues de la charité publique ont fini par atteindre le chiffre de plus de trois millions. Mais c'est un événement littéraire et social qui vint lui inspirer la conception du Palais du peuple et lui fournir dans une certaine mesure les moyens de la réaliser.

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En 1882, M. W. Besant publiait un roman célèbre, All Sorts and Conditions of Men. C'était un plaidoyer sincère et convaincu en faveur de cette grande ville négligée de l'East-End, ravagée par le vice et la misère, ignorée du riche, inconnue de tous, vide de tout monument, dépourvue de tout autre lieu de plaisir que les « palais du gin », et habité cependant par une population grouillante de plus de deux millions d'êtres. L'auteur insistait sur le contraste presque scandaleux qui existe entre les quartiers sains, verdoyants et splendides de l'Ouest et les régions sales et désolées qui s'étendent dans l'Est de Londres; il décrivait avec vigueur les hontes et les tristesses de cette « cité sans joie », et faisait appel au cœur et à la bourse des riches pour réparer le long oubli dans lequel ils avaient tenu l'East-End. Ses héros, un jeune homme et sa riche fiancée, quittent la vie charmante et inutile qu'ils ont menée jusqu'alors, et viennent s'établir dans l'EastEnd au milieu de leurs frères pauvres pour les civiliser et les relever. Ils bâtissent à grands frais un « Palais de Délices », dans lequel ils offrent aux misérables tous les plaisirs dont les riches jouissent sans y penser. Livres, leçons, peintures, concerts, fêtes, tout ce qui peut élever l'âme des travailleurs et leur faire oublier les misères de la vie, est réuni par les amoureux philanthropes dans ce palais enchanté. Le succès du roman fut considérable et l'East-End devint à la mode. Sir E. Hay Currie en profita de deux façons. L'attention publique étant vivement attirée de ce côté, il eut moins de peine à réunir les fonds nécessaires pour l'œuvre qu'il méditait. Enfin le plan même de cette œuvre lui était sinon tout à fait fourni, du moins clairement indiqué dans le roman de M. Besant. Le « Palais de Délices » du romancier allait, sous le nom de « Palais du Peuple », devenir une réalité.

On acheta au centre de l'East-End plus de deux hectares de terrain, et les travaux furent poussés si activement que le 14 mai 1887, durant son Jubilé, la reine put inaugurer dans le corps principal la grande salle qui porte son nom.

Tel est le concours de circonstances auxquelles le Palais du peuple doit son origine. Mais les circonstances ne sont rien sans ceux qui les mettent à profit: les habitants de l'East-End doivent bien être reconnaissants à J.-B. Beaumont pour son legs, à M. Besant pour son roman, au public pour ses dons, mais c'est à Sir E. Hay Currie, à son énergie patiente et à son calme enthousiasme, qu'ils doivent leur Palais du peuple.

L'établissement s'élève dans Mile End Road, à l'endroit où viennent se rejoindre les grandes voies qui parcourent ce quartier compact. C'est au dessus de Whitechapel, si tristement célèbre, de Stepney et de Limehouse, les quartiers des docks, de Bethnal Green, ce sinistre et populeux district, de Bow et de Bromley, ces bas-fonds inconnus, que s'élèveront bientôt, comme un signe de ralliement, les deux grands minarets du Palais du peuple. Pour le moment, on ne peut

encore les voir qu'en imagination. La façade, en effet, n'est pas terminée. Ce sera une grande rotonde avec de larges portiques et flanquée de deux ailes droites. Elle s'élèvera dans de beaux jardins ornés de fontaines et de jets d'eau. Dans un quartier si pauvre, si dénué de monuments, et où la laideur s'étale partout, cette question d'aspect a bien son importance.

Mais pénétrons plus avant dans l'édifice, et, pour ne pas perdre de temps, procédons avec ordre. A tout seigneur, tout honneur. Sa Majesté le Peuple aura notre première visite. Mais, pour le voir dans son palais, il faut attendre une soirée d'apparat. Aux autres moments, Sa Majesté ne se rencontre qu'en salopette aux coins des ateliers. Mais allons au Palais du peuple un mercredi ou un samedi soir; pénétrons dans la salle de la Reine, où deux mille cinq cents personnes sont assises à l'aise, et nous le verrons là, le peuple de l'East-End, réuni soit pour entendre un morceau sur le grand orgue, un des plus beaux d'Angleterre, ou pour applaudir quelque prestidigitateur en renom, soit pour écouter des monologues et chansons comiques, soit même pour assister à une véritable représentation théâtrale. A voir la mine satisfaite de tous ces gens, on sent qu'ils sont at home et qu'ils s'y plaisent. Savez-vous combien de telles soirées leur coûtent? Quatre à six sous! Mais encore faut-il les payer. Les administrateurs du Palais du peuple pensent avec raison qu'on n'apprécie pas ce qui vous est offert gratuitement. Ils veulent que chacun donne un peu pour recevoir davantage.

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Après avoir ainsi rendu nos devoirs au maître de la maison, passons à son domaine. Voici d'abord les écoles professionnelles : c'est la nursery du logis et c'est là que s'élèvent les futurs héritiers. Ils sont en ce moment plus de quatre cents: âgés de douze ans au moins, ils ont passé le cinquième standard de l'école primaire, et s'engagent au moment de l'admission à fréquenter les cours pendant au moins douze mois. Ceux qui le peuvent paient douze sous d'écolage par semaine, il y a de nombreuses bourses pour les autres. Les études, qui durent trois ans, sont à peu près les mêmes que dans nos écoles professionnelles. Plusieurs choses sont cependant à noter. D'abord la netteté parfaite du but qu'on se propose : « Nous ne comptons point faire de vous des ouvriers accomplis, disent les maîtres à leurs élèves, encore moins des employés de bureaux; nous voulons simplement vous amener à choisir une carrière en connaissance de cause, et, cette carrière choisie, diminuer la durée et les dangers de l'apprentissage en vous offrant toutes les connaissances théoriques et un peu de l'habileté pratique nécessaires pour la courir ». De là des programmes qui seraient intéressants pour beaucoup de nos directeurs d'écoles primaires supérieures. La culture professionnelle est hardiment mise au premier rang on consacre seize heures par semaine au travail manuel contre quatorze dévouées aux autres études. Comme on veut avant tout déterminer des vocations, la première année tout entière

est consacrée à une éducation professionnelle au cours de laquelle les aptitudes particulières des élèves se révèlent. Alors seulement on leur permet de se spécialiser; les uns se vouent au travail du bois et des métaux, les autres à la chimie ou au dessin. Non seulement on se spécialise, mais encore on se localise. La section de chimie, par exemple, prépare des ouvriers instruits pour les grandes manufactures de produits chimiques de l'East-End.

Mais quittons les enfants pour les grandes personnes. Cinq mille cinq cents billets d'admission aux cours du soir ont été délivrés en 1889. Les seuls titres de ces cours suffiraient à remplir une page. On y enseigne les sciences, l'histoire, la littérature, le français, voire même les langues anciennes, mais aussi la mécanique, la menuiserie pratique, le dessin et la photographie. Les ménagères et les jeunes filles reçoivent des leçons de coupe, de couture, d'hygiène et de cuisine. La bibliothèque est splendide; elle est construite sur le modèle de celle du British Museum, c'est assez dire. Elle renferme 11,000 volumes; il y a de la place pour 250,000. Un millier de lecteurs, tous appartenant aux classes les plus humbles, y passent chaque jour; le dimanche, ce nombre se double. Parfois, à certaines tables, des renseignements sont donnés sur les livres à lire dans chaque branche d'études et sur la manière de les lire. L'idée est excellente. Souvent, en effet, il est inutile et même dangereux d'offrir aux ignorants les instruments du travail intellectuel sans leur apprendre à s'en servir. A la bibliothèque comme aux cours du soir, on ne perd pas de vue que les instituteurs du peuple doivent travailler à se rendre de moins en moins nécessaires, et que toute bonne éducation se termine en une émancipation.

On ne met pas moins de sollicitude à satisfaire les besoins physiques que les besoins intellectuels. L'école de natation a été inaugurée par Lord Roseberry; elle est spacieuse et commode; près de cent mille personnes y viennent chaque été. Puis voici le gymnase, immense, bien aéré, d'une propreté tout anglaise environ neuf mille jeunes gens y sont inscrits. Bains et gymnase sont à certaines heures réservés aux jeunes filles. Les ouvriers qui fréquentent les cours du soir sont aussi formés en clubs athlétiques. Il y a des sociétés de cricketers, de joueurs de foot ball et de lawn tennis. La corporation de la Cité leur a donné dernièrement un champ de jeux de quatre hectares à Wandstead Flats.

Mais l'œuvre la plus intéressante est celle qui se poursuit dans les salles de récréation et de réunion. Parmi les amusements qui y sont offerts au peuple, les uns s'adressent à la foule en général: ce sont les concerts et les représentations dans la salle de la Reine, les expositions, les fêtes de gymnastique et de natation, les soirées qui vont se donner dans le Jardin d'Hiver une fois qu'il sera terminé. Les autres sont réservés aux jeunes gens qui fréquentent les cours du soir. On a pensé à les grouper en sociétés, à les réunir dans certaines salles du

Palais comme dans un « home » plus confortable, à leur faire goûter enfin avec tact, prudence et discernement, cette vie de société qu'ignore le pauvre; tel est l'objet du Palace Institute. Les jeunes filles ont leurs locaux particuliers, les jeunes gens leurs salles de jeux divers; tous se réunissent parfois pour des soirées ou des bals. Ajoutons enfin que le Palais du peuple a jusqu'à un journal, le plus répandu dans l'East-End, paraît-il, et dont le rédacteur en chef n'est autre que M. W. Besant.

Nous n'avons pas eu la prétention de tout décrire, pas même de tout énumérer au cours de cette rapide visite à travers le Palais du peuple. La grande œuvre qui s'y poursuit nécessite des moyens si complexes qu'il est permis d'en oublier quelques-uns. Il nous suffi d'avoir montré combien l'effort philanthropique qui a abouti à cette remarquable création a été grand et complet. Quel en sera maintenant le résultal? L'avenir prendra le soin de répondre. Les fondateurs du Palais du peuple sèment abondamment; ils ont le droit d'espérer une abondante récolte.

Beaucoup croient cependant qu'ils n'ont fait jusqu'ici que répandre leur bonne semence sur un sol déjà productif, tandis que pas un grain n'arrive aux terrains encore stériles; ils disent que le Palais du peuple attire et retient les gens déjà quelque peu cultivés, mais que jusqu'ici les pauvres et les misérables n'y viennent guère. En somme on se plaint que le Palais du peuple ne reçoit pas encore le vrai peuple.

Mais quoi! l'œuvre est toute nouvelle; le Palais, qui est encore loin d'être terminé, ne compte que deux ans d'existence. Or que sont deux années pour atteindre jusqu'au fond de cet abîme de misère qui s'appelle l'East-End. D'abord devaient naturellement venir au Palais du peuple les artisans déjà instruits, qui appréciaient par avance les bienfaits d'une telle institution; la masse des travailleurs les suit déjà; d'autres plus pauvres et plus ignorants encore arriveront ensuite, et c'est lentement que se fera l'œuvre de pénétration. Pour le reste, c'est une question de savoir si l'on peut atteindre et régénérer ceux qui sont déjà désespérément enfouis dans le vice et dans le crime, et si la seule chose possible n'est pas de sauver leurs enfants du même sort en leur fournissant, comme on le fait au Palais du peuple, d'abord une solide éducation professionnelle, ensuite un centre de culture et d'amélioration.

Tel qu'il est d'ailleurs, le Palais du peuple a déjà fait un bien immense. Mais à supposer que le succès ne réponde pas encore aux espérances formées, c'est assez pour assurer la gloire des fondateurs qu'ils aient conçu et réalisé la première entreprise laïque pour le relèvement général des classes misérables, et donné ainsi un exemple fécond aux philanthropes de tous les pays.

A. CHEVALLEY.

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