Imagens das páginas
PDF
ePub
[merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors]

REVUE PÉDAGOGIQUE

LE DEVELOPPEMENT DU SENS MORAL
CHEZ L'ENFANT

I

L'histoire de l'évolution des idées morales dans la conscience enfantine est des plus compliquées et des plus délicates. Les psychologues qui étudient la conscience adulte, qui ne considèrent que les formes supérieures de la moralité, qui, en un mot, commencent par la fin, ont une besogne relativement facile. Ils distinguent deux ou trois idées, très nettes et très claires le bien, le devoir, la responsabilité; ils décrivent les sentiments qui accompagnent ces idées; et cela fait, tout est dit. Tout paraît simple dans la conscience d'un Socrate, d'un Franklin ou d'un homme réfléchi quelconque de même que tout est lumineux et comme aplani sur le dernier plateau des montagnes, même quand il a fallu, pour l'escalader, à travers l'obscurité des brouillards et des nuages, passer par les sentiers tortueux et gravir les pentes escarpées.

Mais si, au point d'arrivée, dans la lumière d'une raison mûrie par l'âge et par l'expérience, la conscience morale se dégage avec des caractères nettement distincts, quelles difficultés en revanche n'y a-t-il pas pour l'observateur à suivre, pendant la période de croissance et de formation, la lente évolution morale, l'obscur travail affectif et intellectuel d'où émergera peu à peu la vraie moralité ?

Quelque disposé que nous soyons à accorder beaucoup à l'innéité ou à l'hérédité, pour les facultés morales comme pour toutes les autres, nulle part peut-être ne se montre mieux qu'ici l'influence de l'éducation et du milieu social.

REVUE PÉDAGOgique 1890

2. SEM.

1

La conscience morale n'est pas un pur don de la nature, une force naturelle organisée d'emblée, comme le prétendent soit les rationalistes absolus, soit les philosophes de l'école de l'évolution. Herbert Spencer, par exemple, admet de véritables <«< intuitions morales »; il parle d'émotions qui « correspon· draient immédiatement à une conduite bonne ou mauvaise », qui seraient le résultat de modifications nerveuses, produites ellesmêmes par les expériences de nos ancêtres, et lentement consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine. A quoi M. Renouvier répond avec raison: « Nous savons par l'observation de l'enfance et l'expérience des effets de l'éducation que l'hérédité ne fournit à l'homme naissant aucune détermination fixe des actes bons et mauvais (1) ». La conscience morale est en grande partie une faculté acquise, qui se crée peu à peu, qui ne se développe que dans des conditions déterminées, à travers toute sorte de métamorphoses, au prix d'un enfantement laborieux, et qui enfin dans ses commencements ne ressemble pas du tout à ce qu'elle sera dans son état final. Elle n'est pas d'ailleurs une acquisition exclusivement personnelle, où la spontanéité de l'individu, réduite à ses propres forces, puisse se suffire à elle-même : elle a besoin, plus qu'aucune autre de nos facultés, du concours des influences extérieures : elle suppose l'action, la stimulation féconde du milieu humain, elle nous est communiquée, suggérée, par nos parents et par nos maîtres. La moralité, en un mot, n'est pas seulement l'apport individuel de toute intelligence entrant en ce monde: elle est plus encore le produit de la culture et de l'éducation, une conséquence de la vie sociale, une sorte de « grâce » qui nous vient du dehors.

Le développement de l'intelligence, dit Preyer, est à tel point subordonné à l'influence qu'exercent le milieu et l'éducation sur les dispositions naturelles, et les systèmes d'éducation sont à tel point variés, qu'il est impossible d'exposer un développement intellectuel normal (2). Contestable peut-être en ce qui concerne l'intelligence, la réflexion de Preyer est exacte, si on

(1) Critique philosophique, 1875, II, p. 324. (2) Preyer, l'Ame de l'Enfant, p. 289.

l'applique au sens moral, dont une multitude de causes peuvent modifier et troubler l'élaboration régulière. Il y a, pour former une conscience, un si grand nombre d'opérations préalables également nécessaires, la moralité est composée d'éléments si divers, elle s'appuie sur un échafaudage si laborieusement construit, elle est un agencement si délicat de pièces empruntées successivement aux diverses parties de notre organisme mental, que la réalité nous présente rarement dans le monde des enfants, soumis au caprice de tant d'éducations différentes, un exemple d'évolution du sens moral qui soit complète et de tout point satisfaisante.

Et voilà pourquoi le monde des hommes à son tour nous offre tant de moralités chancelantes, précaires ou par quelque endroit imparfaites. Ou bien dans son ensemble la conscience. sera fragile, sujette aux défaillances, parce que les conditions multiples qui doivent en assurer le développement n'auront pas marqué assez fortement leurs empreintes successives sur l'âme de l'enfant. Ou bien un des éléments essentiels fera défaut, parce que dans la série progressive des sentiments et des idées d'où se dégage l'être moral, un degré aura été omis ou un échelon franchi trop vite. Tel homme, par exemple, aura un fier sentiment de la justice, l'iniquité lui arrachera des cris d'indignation sincère; mais il n'aura presque aucune notion de la règle, du frein à imposer à ses passions. Tel autre sera le serviteur irréprochable de la loi; mais il ne connaîtra jamais les ardeurs de l'affection et les élans du dévouement... A y bien regarder, on trouverait toujours dans la vie de l'enfant, dans les circonstances particulières de son éducation, la mère sans tendresse ou absente, le père sans autorité, l'isolement ou l'éloignement de toute relation sociale, etc. la raison d'être de ces insuffisances et de ces lacunes morales.

Il y a donc un grand intérêt à suivre pas à pas chez l'enfant les petites velléités qui doivent donner naissance à la volonté morale: ne serait-ce que pour montrer de quelle manière l'éducation ultérieure, et surtout la meilleure de toutes, je veux dire l'effort personnel, pourra dans l'adolescence et la maturité réparer les brèches de la construction ébauchée dans l'enfance. Comment dans ce tourbillon de désirs capricieux, d'impulsions désordon

nées, mobiles, qui caractérisent le premier âge, voyons-nous apparaître, comme un point fixe, l'obéissance à la règle, règle tout extérieure à l'origine, confondue avec les personnes qui commandent, qui donnent des ordres à l'enfant? Comment à l'égoïsme, qui au début suggère seul l'obéissance, se substitue peu à peu le plaisir désintéressé d'être bon, uniquement pour être bon? Par quel progrès secret la règle, incarnée d'abord dans les parents, devient-elle la notion ou le sentiment d'une obligation intérieure, l'idée abstraite du devoir et de la loi? C'est ce qu'il nous faut apprendre en observant l'enfant dès le berceau.

[ocr errors]

C'est dans des états affectifs, bien entendu, que doit être cherché le point de départ de l'évolution morale. Tout ce que la raison développée peut comprendre de vertu et d'énergie pour le bien, tout ce que la conscience d'un Kant, par exemple, contient de beauté morale, a pour premier principe ce simple fait que, naturellement sensible à la crainte et à la douleur, le petit enfant réprime ses pleurs et ses cris devant les manifestations menaçantes de la volonté de ses parents. « Un homme incapable, par hypothèse, d'éprouver du plaisir ou de la peine, dit M. Ribot, serait incapable d'attention »; il serait encore plus incapable de moralité.

La première forme de la conscience morale, c'est donc la crainte de l'autorité paternelle et maternelle. Tout le monde est à peu près d'accord pour le reconnaître. Le bien, dans la première conception du tout petit enfant, c'est simplement ce qui est ordonné ou permis; le mal, ce qui est défendu. Preyer, qui n'a d'ailleurs consacré que quelques lignes à la question qui nous occupe, constate que, dans le milieu de la deuxième année, la connaissance du bien, c'est-à-dire de ce qui est autorisé ou commandé, et du mal, c'est-à-dire de ce qui est interdit, est déja acquise depuis quelque temps (1). Et de même James Sully écrit : « La répugnance de l'enfant à faire le mal est uniquement le sentiment égoïste qui le porte à détester ou

1) Preyer, op. cit., p. 301.

« AnteriorContinuar »