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Mais revenons au caractère d'Énée : on a supposé, dans l'intention de le déprécier, que ce héros ne se présente que comme un fugitif qui vient injustement usurper le trône, et traverser les amours de Turnus et de Lavinie; mais Virgile a eu soin de fonder ses droits à l'empire sur la volonté des dieux, manifestée par les oracles, et même sur la consanguinité. Quant aux amours de Turnus et de Lavinie, il n'en est pas dit un seul mot dans toute l'Eneide : ce n'est pas de l'amour que Virgile a donné à Turnus, c'est de l'ambition. On reproche aussi à Énée de la cruauté, et on allègue en preuve le meurtre de Turnus. Mais comment n'a-t-on pas vu que c'est là que le poëte a mis un goût exquis et une convenance admirable? Turnus, prêt à recevoir le coup mortel, s'est jeté aux pieds d'Énée, pour lui demander, non pas la vie, mais la consolation d'être porté dans le tombeau de ses pères. Énée est prêt à lui faire grâce, lorsqu'il aperçoit sur le corps de son ennemi le baudrier du jeune Pallas égorgé par Turnus. A cette vue, sa fureur se réveille, et il l'immole sans pitié, en disant : Ce n'est pas moi qui te tue, c'est Pallas;

Pallas te hoc vulnere, Pallas

Immolat,

(EN. libr. XII, v. 948.)

Voila, je crois, le personnage d'Énée suffisamment justifié. Mais on a prétendu qu'en général Virgile, sous le rapport des caractères, étoit resté fort inférieur à Homère. « Une foule de héros, nous dit-on, se signalent dans l'Iliade,; chacun a sa physionomie particulière; et cette richesse est un

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des principaux mérites de ce poëme; tandis que, dans Virgile, Énée seul est remarquable par ses grandes qualités. Des gens de goût ont, à mon avis, complètement justifié Virgile à cet égard. On se rappelle ce qui arriva lorsque la France eut le malheur de perdre le grand Turenne : Louis XIV nomma plusieurs officiers généraux, qu'on appela plaisam ment la monnoie de M. de Turenne. De grands hommes, d'états et de conditions différentes, ont souvent entr'eux des rapports inattendus. Homère a fait comme Louis XIV: Achille, par son absence, étant mort pour l'armée, Homère l'a, pour ainsi dire, monnoyé, en mettant à sa place Diomède, les deux Ajax, Idoménée, etc. Mais Énée étant toujours présent, tout a dû lui être subordonné, excepté son adversaire Turnus, qui, pour l'honneur même de son rival, a dû être digne de lui.

D'ailleurs, on ne peut pas même raisonnablement reprocher à Virgile une pénurie réelle de caractères; on peut même assurer que les caractères subalternes de ce poëte ont quelque chose de supérieur à ceux d'Homère. Tout le génie de celuici n'a pu empêcher que tous ses héros, nés dans le même pays, se battant pour la même cause, contre les mêmes ennemis, avec le même courage et les mêmes armes, n'eussent entr'eux une grande ressemblance. Rien de pareil dans Virgile. J'observerai, de plus, que beaucoup de lecteurs passionnés d'Homère restent indécis sur Achille et Hector, que même les partisans de ce dernier sont les plus nombreux : aussi Virgile, frappé de cette idée, paroît-il avoir voulu retracer Achille dans Turnus, et Hector dans Énée. Amate,

mère de Lavinie, dont le caractère n'a été remarqué par aucun critique, méritoit de l'être. Virgile a peint en elle le sentiment maternel avec une justesse, une vérité et une nouveauté de couleurs, qu'on ne retrouve dans aucun poëme. Cet amour, dans Amate, a deux caractères bien frappans, que l'on ne voit dans aucun autre tableau de la maternité, et ces deux caractères sont également dans la nature. Une mère a non seulement une tendresse de dévoûment qui la porte à se sacrifier elle-même pour sauver sa fille d'un grand danger, mais encore un sentiment de ses droits, qui lui fait regarder comme un outrage qu'on en dispose sans son aveu. Aussi, lorsqu'Amate s'adresse aux mères d'Italie pour les engager à se joindre à elle, elle s'écrie : « O vous, qui que vous soyez, » mères d'Italie, si vous êtes encore jalouses des droits de la » maternité, écoutez-moi, et joignez-vous à moi ! »

Tout ce qui suit est d'une fécondité d'imagination, d'une verve de style admirable. Le poëte suppose que les femmes du Latium célébroient dans ce moment la fête de Bacchus : Amate y conduit sa fille, et la mène dans les forêts pour se mêler à leurs chants bachiques, et la consacrer à leur dieu. Cette fiction, en associant sa fureur et son délire à l'ivresse sacrée des prêtresses de Bacchus, semble imprimer quelque chose d'auguste aux sentimens d'orgueil et de tendresse qui l'animent et qui l'égarent.

Les détracteurs de Virgile les plus obstinés n'ont pu nier que le caractère de Turnus n'eût un grand éclat; plusieurs même le lui ont reproché, comme effaçant celui d'Énée. Aucun d'eux n'a rendu assez de justice à celui de Mézence;

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aucun d'eux ne paroît avoir senti combien ce prince barbare et irréligieux, qui se vante de ne connoître d'autres dieux que son bras et son épée, forme un contraste admirable avec le caractère pieux et bienfaisant d'Énée. L'on n'a pas rendu plus de justice aux caractères de Latinus et de Lavinie. Virgile a eu soin de prévenir les reproches que l'on fait à celui de ce prince, en le représentant comme un roi affoibli par l'âge et le malheur; et le caractère religieux qu'il lui a donné s'accorde parfait ment avec celui d'Énée.

Quant à Lavinie, quelque effort qu'eût fait Virgile pour donner à son caractère autant d'intérêt qu'à celui de Didon, il n'auroit pu y réussir. M. de Laharpe a oublié que l'hymen de cette princesse, brigué par Énée, n'est qu'un hymen politique et religieux, et Lavinie rentre alors dans la classe des princesses destinées à un mariage étranger: elle est élevée dans le palais de la reine, et ne paroît qu'une ou deux fois en public, entre son père et sa mère, avec toute la modestie et la pudeur qui conviennent à son sexe, à son âge et à sa position,

Oculos dejecta decoros.

(Libr. x1, v. 480.)

Enfin, Homère ne nous a montré dans ses héros que des hommes faits: Virgile a le mérite particulier d'avoir peint les guerriers dans un âge encore tendre, ·

Qui goûtent, tout sanglans, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.

(RACINE, Baj. act. I, sc. 1. )

Tels sont Euryale, Nisus, et Pallas confié par son père

Évandre au monarque troyen, pour apprendre sous sa conduite le métier de la guerre; surtout le jeune Lausus, qui défend son père avec un aussi beau dévoûment, et dont la piété filiale fait un si beau contraste avec l'inhumanité et l'impiété de Mézence. L'intérêt que Virgile a su inspirer pour lui est tel, qu'il se réfléchit jusque sur le tyran odieux qui lui a donné le jour. On est tenté, en le pleurant, d'oublier le supplice barbare qu'avoit inventé ce monstre, et dont Virgile fait une peinture si énergique : on se plaît à voir tomber, des yeux de ce tyran féroce, des larmes paternelles.

Ascagne lui-même, tout enfant qu'il est, mérite d'être remarqué par la manière naturelle et vraie dont Virgile l'a introduit sur la scène. Il le peint d'abord, dans le premier livre, comme un enfant tellement beau, que l'Amour, par l'ordre de Vénus, emprunte ses traits pour se présenter à la cour de Didon, Dans le quatrième livre, Virgile, en peignant Ascagne, qu'il associe à la foule des chasseurs, semble avoir voulu se conformer au portrait qu'Horace a tracé de l'enfance, quand il peint les différens âges:

Gaudet equis canibusque, et aprici gramine campi.

(ART. POET., v. 162.)

At puer Ascanius mediis in vallibus acri

Gaudet equo; jamque hos cursu, jam præterit illos ;
Spumantemque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem.
(EN., libr. IV, v. 156 et seq.)

« Ascagne, aiguillonnant un coursier plein de cœur,
» Court, vole, va, revient, et dans sa jeune ardeur

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