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MALHEUR ET PITIÉ.

CHANT PREMIER.

Trop longtemps ont grondé les foudres de la guerre ;
Trop longtemps des plaisirs, corrupteurs de la terre,
La mollesse écouta les sons voluptueux :

Maintenant, des bons cœurs instinct affectueux,
Accours, douce Pitié, sers mon tendre délire;
Viens mouiller de tes pleurs les cordes de ma lyre;
Viens prêter à mes vers tes sons les plus touchants :
C'est pour toi que je chante, inspire donc mes chants.
Puissent-ils, consolant cette terre où nous sommes,
Être approuvés des dieux, être bénis des hommes,
Apprivoiser le peuple, intéresser les rois,

Rendre à l'heureux des pleurs, au malheureux ses droits!
Glorieux attribut de l'homme, roi du monde,

La Pitié de ses biens est la source féconde.
La force n'en fit point le roi des animaux ;
Non, c'est cette Pitié qui gémit sur les maux.
Vers la terre, courbés par un instinct servile,
Ses sujets n'ont du ciel reçu qu'une âme vile;
Conduits par le besoin et non par l'amitié,
Ils sentent la douleur, et jamais la pitié.
L'homme pleure, et voilà son plus beau privilège;
Au cœur de ses égaux la Pitié le protege.

Nous pleurons quand, ravie au bonheur, aux amours,
La jeune vierge expire au printemps de ses jours;
Nous pleurons lorsqu'en proie au ravisseur avide,
Tombe dans le malheur un orphelin timide;

Et lorsqu'aux tribunaux sa modeste pudeur
De son front ingénu fait parler la candeur,
La Pitié, dans notre âme embrassant sa défense,
Du côté de ses pleurs fait pencher la balance.
Un instinct de pitié nous apprend à gémir,
D'un péril étranger nous force de frémir.
Que dis-je ? du malheur la touchante peinture
Exerce son pouvoir sur l'âme la plus dure.

Nous pleurons quand Poussin, de son adroit pinceau
Peint les jours menacés de Moïse au berceau ;
Nous pleurons quand Danloux, dans la fosse fatale,
Plonge, vivante encor, sa charmante Vestale:
Vers sa tombe avec elle il conduit la Pitié;
On ne voit que ses maux, son crime est oublié.
La Pitié, doux portrait de la bonté divine,
Rappelle les mortels à leur noble origine.
Malheur aux nations qui, violant nos droits,
De la Pitié touchante ont étouffé la voix !
L'autel de la Pitié fut sacré dans Athènes2.
L'intérêt mieux instruit bénit ses douces chaînes ;
Elle inspire les arts, elle adoucit les mœurs,
Et le cœur le plus dur s'amollit à ses pleurs.
C'est peu du genre humain douce consolatrice,
De la société tu fondas l'édifice!

Oui, ce fut sur la foi de ce doux sentiment,
Plus puissant que les lois, plus fort que le serment,
Que les hommes, fuyant leurs sauvages asiles,
Joignirent leurs foyers dans l'enceinte des villes.
Là vinrent les mortels, dans les forêts épars,
Sous de communes lois, dans les mêmes remparts,
Prêts à se secourir aux premiers cris d'alarmes,
S'aider de leurs talents, de leurs biens, de leurs armes,
Et, rapprochés entre eux par un besoin pareil,
S'assurer l'un à l'autre un paisible sommeil.

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Mais bientôt tout changea: la fortune inégale
Vint assigner aux rangs leur utile intervalle.
Auprès de la richesse on vit la pauvreté,
Près des tristes besoins la molle oisiveté ;
Alors vint la Pitié, seconde providence :
Dans les riches monceaux qu'entassa l'opulence,
La Pitié préleva la part de l'indigent 3;

Le luxe fut humain, le pouvoir indulgent,

Des cœurs compatissants la tristesse eut des charmes, Les larmes dans les yeux rencontrèrent des larmes ; Et, plaçant le bonheur auprès de la bonté,

La vertu fut d'accord avec la volupté.

Tel fut l'ordre du monde, et l'arrêt des dieux mêmes.
Mortels, obéissez à ces décrets suprêmes;
Écoutez la Pitié, secourez vos égaux,

Ajoutez à vos biens en soulageant leurs maux !
Enfin, tout ce qui vit sous votre obéissance
Doit sentir vos bienfaits, bénir votre puissance.

Vous donc, soyez d'abord le sujet de mes chants,
O vous, qui fécondez ou qui peuplez nos champs!
Vous êtes nos sujets : le dieu de la nature
Vous forma, je le sais, d'une argile moins pure;
Il ne l'anima point d'un rayon immortel,

Et nous seuls sommes nés cohéritiers du ciel :
Mais au même séjour nous habitons ensemble;

Mais par des nœuds communs le besoin nous rassemble.
Pourtant, quelque intérêt que m'inspirent vos maux,
Je n'irai point, rival du vieillard de Samos 4,
Répéter aux humains sa plainte attendrissante;
Je ne m'écrierai point, d'une voix gémissante :
Cruels! que vous ont fait l'innocente brebis 5,
Dont la molle toison a tissu vos habits;
La chèvre, qui, pendue aux roches buissonneuses,
Compose son festin de ronces épineuses?

Que vous a fait l'oiseau, dont la touchante voix
Est l'honneur du printemps et le charme des bois?
Que vous a fait le bœuf, enfant de vos domaines,
Laboureur de vos champs, compagnon de vos peines?
Barbares! pouvez-vous, au sortir du sillon,

Quand son flanc saigne encor des coups de l'aiguillon,
Frapper du fer mortel, pour prix d'un long servage,
Son front tout dépouillé par le joug qui l'outrage!
Quoi! les mets manquent-ils à votre avide faim?
Voyez ces fruits pendants inviter votre main.
Pour vous mûrit le blé, pour vous la séve errante
Vient gonfler d'un doux suc la grappe transparente.
N'avez-vous pas du miel le nectar parfumé ?
Du lait, qui rafraîchit votre sang enflammé
La vache nourricière est-elle donc avare?
Ah, cruels! rejetez un aliment barbare,
Digne festin des loups, des tigres et des ours!
La nature en frémit. » Inutiles discours :
Dès longtemps l'habitude a vaincu la nature;
Mais elle n'en a pas étouffé le murmure.

Soyez donc leurs tombeaux, vivez de leur trépas;
Mais d'un tourment sans fruit ne les accablez pas :
L'Éternel le défend; la Pitié protectrice

Permet leur esclavage et non pas leur supplice.
Cependant je l'ai vu; j'ai vu des animaux
Courbés injustement sous d'énormes fardeaux;
L'homme s'armer contre eux, et, comme leur paresse,
Par de durs traitements châtier leur faiblesse.
J'ai vu, les nerfs roidis et les jarrets tendus,
Tomber ces malheureux sur la terre étendus.
J'ai vu du fouet cruel les atteintes funestes
De leurs esprits mourants solliciter les restes;
Et, de coups redoublés accablant leur langueur,
Par l'excès des tourments ranimer leur vigueur.

Ah! dételez vos chars ; qu'heureux auxiliaires,
Vos coursiers généreux viennent aider leurs frères,
O vous! que le hasard amène dans ce lieu :
Ainsi vous secondez les grands desseins de Dieu;
Ainsi, portant sa part du joug qui les accable,
La brute sert la brute, et l'homme son semblable.
Cent fois plus criminel, et plus injuste encor,
Celui dont le coursier, pour mieux prendre l'essor,
Avec art amaigri, bien loin de la barrière,
Sous l'acier déchirant dévore la carrière;
Et, contraint de voler, plutôt que de courir,
Doit partir, fendre l'air, arriver et mourir :
Des vains jeux de l'orgueil épouvantable scène!
Eh! qui peut sans rougir de l'injustice humaine
Voir ces coursiers rivaux, ces violents efforts,
De la vie à la fois usant tous les ressorts;

Tout leur corps en travail sous le fouet qui les presse,
Ces longs élancements, cette immense vitesse
Dont l'éclair les dérobe aux yeux épouvantés;
Leur souffle haletant, leurs flancs ensanglantés ?
Et pourquoi ? Pour qu'un fat, s'appropriant leur gloire,
Sur leur corps palpitant, crie: A moi la victoire !
Ou que d'un vil pari le calcul inhumain

De cet infâme honneur tire un infâme gain.
Eh! voyez Albion, cette terre chérie,
Albion, des coursiers indulgente patrie :
C'est là que, de leur race entretenant l'honneur,
L'homme instruit leur instinct et soigne leur bonheur.
Avec moins de plaisir ces hordes inconstantes

Qui près de leurs coursiers reposent sous leurs tentes
D'un zèle fraternel veillent à leurs besoins.
Le coursier est sensible à ces généreux soins 6 :
Aussi, que la carrière à ses yeux se présente,
L'homme à peine contient sa fougue impatiente;

DELILLE.

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