DE LA BIBLIOTHÈQUE DE Feu M. REINHOLD DEZEIMERIS OFFICIER DE LA LÉGION D'HONNEUR ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL GÉNÉRAL DE LA GIRONDE MEMBRE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, BELLES-LETTRES ET ARTS DE BORDEAUX PREMIÈRE PARTIE BORDEAUX MARCEL MOUNASTRE-PICAMILH LIBRAIRE-ÉDITEUR 45, rue Porte - Dijeaux, 45 - 1914 L'importante collection de livres patiemment réunie par M. Reinhold Dezeimeris au cours de son existence de labeur va se disperser. Dans quelques jours chacun de ces livres reprendra la marche de sa destinée, à la recherche d'un nouvel abri digne de celui qu'il doit quitter! Malgré cette dispersion, le souvenir de la bibliothèque de M. Reinhold Dezeimeris demeurera attaché à la mémoire de l'homme érudit et lettré dont la notoriété n'est pas seulement bordelaise. Ses amis ont trop souvent puisé à cette source intarissable de renseignements gracieux pour pouvoir oublier ce qu'ils lui doivent. Pour eux, R. Dezeimeris est inséparable de ses livres. Les deux dernières photographies qui perpétueront ses traits le représentent, comme par un fait exprès, la physionomie souriante et un volume à la main. Toute sa vie, en effet, a gravité autour de ses livres. Le choix qu'il en a fait a été conforme à l'orientation de sa vie et aux exigences de son esprit judicieux et délicat. Curieux avant tout, dès sa jeunesse, des choses du xvi° siècle, il a été un des premiers à comprendre l'intérêt qui s'attachait à exhumer ce grand siècle peu connu. L'un des premiers il a travaillé à la reconstitution et à la divulgation de cette époque injustement méconnue. Il a été parmi nous comme l'image renouvelée des grands humanistes » de la Renaissance. Sa conversation érudite et spirituelle, où les livres intervenaient souvent, était celle que devaient tenir, en leur temps, Budé, Érasme, La Boëtie, de Brach et même Montaigne, dont il rappelait parfois la bonhomie fine et pénétrante. Comme ces grands maîtres auxquels il s'est plu à ressembler, il a vécu dans la compagnie quotidienne de Plutarque, d'Hésiode, VI d'Ausone et des autres poètes grecs et latins. Son érudition, calquée sur celle de ses maîtres, n'a pas été seulement théorique et «< livresque », il a conformé sa vie à ses convictions. Libéral comme les penseurs du xvr° siècle, dont il semble avoir voulu continuer la tradition, il a occupé, sans ambition et par esprit. de devoir, une place importante dans la politique régionale. Venu dans un siècle meilleur, il a vécu plus à son aise dans une société à l'esprit élargi par le souffle de 1789. Érudit, il a été, à l'exemple des anciens du xvr° siècle, un philologue, un critique, un helléniste et un éditeur. Agronome et viticulteur, il a trouvé d'utiles enseignements dans Pline, Varron, Virgile et Columelle. Sa bibliothèque contient des ouvrages rares et précieux, mais leur rareté ou la richesse des reliures n'était point le principal objectif de ses recherches de collectionneur. Le livre n'était pas pour lui un bibelot de vitrine, mais un instrument de travail. Il a su les utiliser tous et il en a fait profiter généreusement les travailleurs et les chercheurs. Chacun de ses livres a été un ami dont l'admission dans le cercle étroit de sa confiance, de son intimité, de sa «librairie », était le résultat d'un choix que tous ne pouvaient supporter. Quelques-uns lui ont procuré de ces délicieuses émotions que les bibliophiles comprennent et que le récit transforme en charmantes anecdotes. Tel ce bon vieux Cruserius, d'existence problématique dès la fin du xvir siècle, inutilement cherché pendant quarante ans, venu: « un peu déplumé, c'est R. Dezeimeris qui parle, moi, en vente dans la ville et dans la rue même où je se poser tout juste devant demeure >>'. Tel aussi ce fameux exemplaire des Annales et chroniques de France, de Nicole Gilles, trouvé par hasard. Ce vieux volume était enrichi dans ses marges d'annotations manuscrites. Du premier coup d'œil, R. Dezeimeris reconnut l'écriture et l'or 1. Cet exemplaire figurera dans le catalogue de la seconde vente. thographe de Montaigne, il s'empressa d'acquérir l'ouvrage. Restait à trouver la preuve de l'authenticité de ces annotations. R. Dezeimeris contait, avec une émotion toujours égale, la découverte laborieuse de la signature autographe de l'auteur des Essais au bas de la page du titre, sous plusieurs épaisseurs de papier rapportées sans doute pour la dissimuler. Cet exemplaire avait appartenu à Montaigne, avait été honoré de ses réflexions manuscrites, et venait, comme un testament oublié, demander à l'ami actuel du maître le pieux office de son exécution. Beaucoup de ses livres avaient une histoire, beaucoup contiennent sur un feuillet adroitement attaché à la face interne de la reliure une notice explicative rédigée en termes choisis. La bibliothèque de notre ami ne doit pas lui survivre. Ses intentions à cet égard ont été fermes et invariables. La vente de ses livres est conforme à sa volonté jamais démentie. Leur valeur est destinée à perpétuer, sous une autre forme, la mémoire de celui qui les a possédés. Ces ouvrages avaient déjà appartenu, pour la plupart, à des hommes de haut mérite et même parfois à des hommes célèbres; ils n'ont pas démérité entre les mains de Reinhold Dezeimeris, ils seront partout bien accueillis. Bordeaux, 13 décembre 1913. J. B. |