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société, à je ne sais quelle agitation égoïste qui n'a d'autre mobile que leur intérêt ou leur vanité. Et néanmoins, quoique alors la politique soit bien véritablement nulle et complétement anéantie, à tel point même que son essence est niée et que son idée est tout-à-fait obscurcie pour tous, il arrive cependant que toutes les douleurs que la société ressent dirigent presque exclusivement son attention de ce côté; et, chose singulière, mais évidemment nécessaire! jamais on ne s'occupe tant de la politique que lorsque la politique est anéantie.

Toute cette fermentation de la mort pour engendrer la vie, toute cette agitation inquiète et sombre, hagarde et comme insensée, qui a lieu à ces époques, principalement dans la sphère des idées politiques et dans l'art, peut tromper celui qui n'y regarde pas de près; il peut prendre les phénomènes qui se passent sous ses yeux pour de la vie, son époque pour une époque semblable aux périodes antérieures. Mais celui qui contemple attentivement n'en prononce pas moins que c'est la mort du corps social, et sait en même tems que ces phénomènes sont nécessaires pour former l'unité nouvelle.

On répète tous les jours que les sociétés ne meurent pas, ou ne meurent plus, par opposition aux petites sociétés de l'antiquité. Autant vaudrait dire que rien ne meurt, puisqu'en effet les élémens ne meurent pas. Certes les générations ne s'éteignent pas sans se reproduire. L'erreur vient de ce qu'on ne considère pas ce qu'il faut entendre par société. La société, ce ne sont pas les hommes, les individus qui composent un peuple; c'est la relation générale de ces hommes entre eux ; c'est cet être métaphysique, harmonieuse unité formée par la science, l'art et la politique, qui est la société. Et quoique certainement la société en ce sens ait sa source en Dieu et repose en Dieu, cependant la société n'est pas pour les hommes une pure abstraction. Car aux époques où la relation générale dont nous parlons existe, il y a des hommes, il y a des intelligences en grand nombre qui comprennent cette relation, et qui sont pour ainsi dire les représen

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tans de l'idée société. Et non-seulement il y a alors des hommes qui représentent plus spécialement cette idée, mais on peut dire que par eux, et parce que la société existe, l'esprit de la société descend dans tout le peuple. Si nous voulions ouvrir l'histoire, elle nous offrirait une foule de noms à citer, une foule de ces génies sociaux, dans les tems de société, qui incarnent et résument pour ainsi dire en eux l'idée société, en ce sens qu'ils comprennent mieux que tous les autres la relation de la politique, de la science et de l'art, et les rapports réciproques de toutes les parties du corps social.

Or, pour revenir et compléter notre idée, c'est cet être société, formé, comme nous le disions tout à l'heure, de l'harmonie de la politique, de la science et de l'art, c'est cet être qui meurt. Alors tout ce qui était fonction de vie, tout ce qui concourait et consentait, devient fonction de décomposition et de mort.

Ainsi un bel animal, chef-d'œuvre de la création : il marche, il s'élance, il franchit les hautes montagnes; il respire, il sent, il a de la mémoire, il aime, il engendre. Considérez-le maintenant sous le scalpel de l'anatomiste : voilà son cœur et ses artères, mais ils ne battent plus; ses nerfs, ses muscles, ses os, mais plus de mouvement, plus de vie au lieu de cette vie d'ensemble, de cette vie unitaire, une vie de décomposition, une vie de mort, pour ainsi dire, a commencé partout. L'unité de son être est détruite.

P. LEROUX.

POLITIQUE.

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LES DOCTRINAIRES ET LES IDÉES.

« On ne tire pas des coups de fusil aux idées. »

DIDEROT.

Un des traits caractéristiques, le plus saillant peut-être de l'école doctrinaire, et probablement le seul que remarquera l'histoire pour s'en rire, c'est son horreur des idées. Cette haine insensée éclate dans tous ses actes, dans toutes ses paroles; elle est au fond de toutes ses pensées. C'est là un criterium infaillible, et si les faits manquaient (malheureusement ils ne manquent guère), je ne voudrais pas d'autre preuve de son penchant à l'arbitraire, de son amour du privilége, car l'un et l'autre n'ont pas de plus grand ennemi que les idées; il est donc tout simple, il est logique même que tout pouvoir usurpateur ou rétrograde s'en effarouche et leur fasse une guerre d'extermination. Ainsi fit Napoléon, devenu réactionnaire à l'intérieur, pour ces idéologues qu'il redoutait bien plus que les cosaques. Mais tandis que sa main de fer rudoyait les idées au-dedans, elles firent explosion au-delà du Rhin; elles se métamorphosèrent en soldats, comme les dents fabuleuses du dragon; et pour un jour

encore, l'antique Germanie retrouva le glaive d'Arminius. Sainte-Hélène en parlera long-tems.

A Dieu ne plaise qu'il soit dans ma pensée de mettre ici en parallèle les doctrinaires et Napoléon; l'ombre du puissant capitaine aurait trop droit de s'en plaindre sur son île déserte. Non, grand homme, nous ne ferons point cette injure à votre cendre; la méchante école politique qui nous régente ne mérite pas tant d'honneur.

Cependant il y a entre elle et lui un rapprochement à faire. Par une contradiction apparente, mais au fond par une logique rigoureuse, Napoléon, qui n'était lui-même que la réalisation d'un principe, qu'une idée incarnée, sévit d'autant plus violemment contre les principes, contre les idées, qu'il les savait forts par expérience, et qu'exemple vivant lui-même de leur irrésistible pouvoir, il avait la conscience de ses plus redoutables adversaires. Jetez les yeux sur la littérature de l'empire, et dites s'il existe rien de plus effacé, de plus humble, de plus servile? A chaque page l'empreinte du despotisme et de la force brutale; d'indépendance individuelle, pas l'ombre; de fierté littéraire, moins encore. L'une et l'autre firent défaut quinze ans, et l'éclipse fut totale. On ne recevait alors son brevet de grand homme que sous la condition expresse de ne penser pas; témoin l'abbé Delille, de classique mémoire, dont les hémistiches ont nourri notre enfance à tous. Et si l'on cite une exception, deux peutêtre, elles ne font qu'ajouter à l'autorité de la règle, et de mémorables exemples diront à la postérité à quel prix s'achetait alors le droit d'avoir des idées et de les dire. Les ordonnances et les expéditions de la police Savary, l'exil de madame de Staël et le livre de l'Allemagne mis au pilon, sont, j'imagine ̧ des faits passablement concluans. Il est en vérité bien triste et bien humiliant d'être forcé de s'avouer à soi-même à quel point la haine d'un homme pour la pensée humaine peut appauvrir l'intelligence nationale et stériliser les champs féconds de l'art. Toutefois ce qui console pour le passé et rassure sur l'avenir,

c'est que la victoire n'est pas demeurée au conquérant, et que force est restée aux idées.

Ce que Napoléon faisait en grand, la doctrine le fait en petit, parce qu'elle n'ose plus; et comme lui, plus que lui peut-être, la doctrine est fille des idées; création avortée, j'en conviens, mais enfin c'est toujours un enfant qui renie sa mère et s'évertue au parricide. Fort ou pusillanime, habile ou incapable, tout gouvernement a la conscience de ses vrais ennemis, et comme la prescience de ses dangers. Ne dirait-on pas, à voir manœuvrer l'école, qu'une voix plane éternellement sur elle, disant : «< Fille des idées et transfuge des idées, tu mourras par elles ! »

Si nous n'en sommes pas encore au pilon de Savary, nous y marchons, et qui oserait aujourd'hui affirmer qu'il ne fût pas dans plus d'une pensée? Quatre ou cinq cents procès de presse en dix-huit mois, tant d'écrivains, tant de journaux écrasés de condamnations et d'amendes, c'est là, ce nous semble, un acheminement significatif et des antécédens qui promettent. Et voyez, je vous prie, la doctrine à l'œuvre. Quel acharnement contre la pensée ! quelle rancune! quelle colère de renégats! Je dis renégats, car si je prends un à un tous ces faiseurs, je n'en trouve pas un qui ne doive aux travaux de l'esprit son illustration et sa carrière; pas un qui ne soit ou n'ait été historien, professeur, journaliste, philosophe; pas un qui ne se soit fait des idées un instrument ou un marche-pied, et jusqu'à ce magistrat suprême du pays, fic.. tion qu'on appelle roi constitutionnel, chez eux, hors d'eux, partout je ne vois que des idées.

Suivez leurs actes à tous, lisez leurs journaux, lisez leurs discours. L'un, après avoir proclaméje ne sais combien d'années à la face de la jeunesse française, les droits imprescriptibles et sacrés de la pensée humaine, a renié tout cela à la chambre, et s'en vint l'autre jour arborer, pour ainsi dire, sur un cercueil obscur, l'étendard de la bêtise, et dans une oraison funèbre incroyable, nous proposer gravement la nullité du défunt pour type et pour modèle, attendu que, sa vie durant, fort honnête

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