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marié les mots de la manière la plus flatteuse pour l'oreille: au contraire, l'obligation de ranger toujours nos phrases dans le même ordre de construction donne plus rarement à l'écrivain l'occasion de faire entre les mots des alliances agréables, de varier le nombre du style et la cadence des périodes. Ajoutez que, dans une langue où l'inversion est permise, il est plus aisé de trouver non seulement la juste proportion qui doit régner dans la coupe des phrases, mais encore la gradation qui doit se trouver entre les idées.

Les règles de la poésie latine sont aussi bien plus faciles à observer qué celles de la poésie française: la gêne qu'elle impose n'approche pas de l'esclavage où est réduit le poèté français par l'obligation de suspendre l'hémistiche, de remplir le nombre des syllabes, d'éviter le froissement des sons qui se heurtent désagréablement, et surtout de porter le joug de la rime, qui seul est plus pesant que toutes les entraves de la poésie latine.

Enfin, malgré cette gêne, l'observation des règles de notre poésie produit de moins grandes beautés que l'observation des règles de la poésie latine. Dans celle-ci, le mélange marqué des syllabes brèves et longues amène nécessairement le rhythme : dans la nôtre, les règles ne prescrivent rien sur la durée des syllabes, mais seulement sur leur nombre arithmétique; de sorte que des vers français peuvent être réguliers sans être nombreux, et satisfaire aux lois de la versification sans satisfaire à celles de l'harmonie.

Je n'ai parlé jusqu'à présent que de cette harmonie générale qui, par l'heureux choix, l'enchaînement mélodieux des mots, flatte agréablement l'oreille. Il est une autre

espèce d'harmonie nommée imitative, harmonie bien supérieure à l'autre, s'il est vrai que l'objet de la poésie soit de peindre. Pope en donne l'exemple et le précepte à la fois dans des vers imités admirablement par l'abbé Duresnel, et que j'ai essayé de traduire:

Peins-moi légèrement l'amant léger de Flore;

Qu'un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore.
Entend-on de la mer les ondes bouillonner?

Le vers, comme un torrent, en roulant doit tonner.
Qu'Ajax soulève un roc et le lance avec peine,
Chaque syllabe est lourde, et chaque mot se traîne.
Mais vois d'un pied léger Camille effleurer l'eau;
Le vers vole et la suit, aussi prompt que l'oiseau.

Mais il faut en convenir, c'est peut-être à cet égard que la langue latine l'emporte le plus sur la nôtre. La quantité des syllabes, dont la briéveté ou la longueur précipite ou ralentit le vers, était déterminée chez les Latins. Nous avons aussi des brèves et des longues, mais beaucoup moins marquées; notre prosodie n'est point décidée comme celle des anciens, et cette indécision laisse tout le jugement et tout le travail de l'harmonie à l'oreille et au goût du poète.

D'ailleurs, comme je l'ai déjà dit, nous avons dans notre langue trop peu de sons pleins, trop d'e muets, trop de syllabes sourdes. L'enjambement, les mots rejetés, plusieurs coupes de vers propres à l'harmonie imitative, sont proscrits dans nos grands vers. Peut-être aussi notre langue est-elle devenue moins favorable à cette harmonie que les langues anciennes, parce que nous-mêmes y sommes moins sensibles que les anciens. On sait combien ils étaient

heureusement organisés à cet égard. Il nous faut des senti ments pathétiques, des pensées fortes; nous voulons que le poète aille droit à notre cœur sans le secours de l'oreille: aussi n'avons-nous guère que des poëmes dramatiques.

Enfin, nos premiers poètes, Ronsard, Théophile, ont décrédité cette harmonie par l'usage barbare qu'ils en ont fait. Leurs successeurs ont été trop effrayés du ridicule qu'on a justement attaché à certains vers imitatifs, où ces auteurs effarouchaient à la fois l'oreille, tourmentaient la langue, et choquaient le bon sens.

:

Par cette exposition des avantages que la poésie latine a sur la nôtre, on peut juger combien est difficile une traduction des Géorgiques en vers français. Cependant, j'ose le dire, j'ai cru sentir plusieurs fois, que ces difficultés ne seraient pas invincibles pour un grand écrivain, s'il voulait déroger jusqu'à traduire. Si le climat, le gouvernement, les mœurs influent, comme je l'ai dit, sur les langues, le génie des grands écrivains n'y influe pas moins c'est lui qui les domte, les plie à son gré, qui rajeunit les mots antiques, naturalise les nouveaux, transporte les richesses d'une langue dans une autre, rapproche leur distance, les force, pour ainsi dire, à sympathiser, rend fécond l'idiome le plus stérile, rend harmonieux le plus âpre, enrichit son indigence, fortifie sa faiblesse, enhardit sa timidité, met à profit toutes ses ressources, lui en crée de nouvelles, en fait la langue de tous les lieux, de tous les temps, de tous les arts.

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La lecture de nos bons poètes en fournit une infinité d'exemples. Depuis que notre langue a été, j'ose ainsi parler, fécondée par ces grands génies, une foule d'idées

d'expressions, d'images, qu'il aurait paru impossible de transporter dans notre langue, sont déjà adoptées, ou n'attendent pour l'être qu'un écrivain habile. Le briquet est aussi bien exprimé dans ces vers de Boileau,

Et du sein d'un caillou qu'il frappe au même instant,
Il fait jaillir un feu qui petille en sortant,

que dans celui-ci de Virgile,

«< Ac primùm silicis scintillam excudit Achates. »

Le mot pave' semble être banni de la grande poésie : voyez quelle noblesse il emprunte de ces beaux vers où Racine l'a placé :

Tu le vois (1) tous les jours, devant toi prosterné,
Humilier ce front de splendeur couronné,

Et, confondant l'orgueil par d'augustes exemples,
Baiser avec respect le pavé de tes temples.

Dévorer un règne d'un moment, dans Corneille, de David éteint rallumer le flambeau, dans Racine, sont-ils bien inférieurs pour la hardiesse à ce que les Latins ont de de plus fort en ce genre?

A l'égard de l'harmonie, lisons les beaux mordeaux de Boileau et de Racine; et nous serons étonnés de voir jusqu'à quel point le génie et le travail peuvent domter l'inflexibilité d'une langue.

L'harmonie imitative elle-même n'est pas exclue de nos vers. Je ne veux, pour le prouver, que ce beau récit tant

(1) Louis XIV.

critiqué dans Phèdre, et qu'on serait si fàché de n'y pas trouver : Racine semble l'avoir travaillé exprès pour prouver que, dans l'art de peindre les objets par des mots énergiques, des images fortes, des sons nombreux, et même des sons imitatifs, nous pouvons souvent lutter contre les anciens. C'est peut-être de tous les morceaux de notre poésie celui qui approche le plus des poésies de Virgile.

Quel vers du poète latin est plus expressif que celui-ci?

Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.

On admirait dans Homère μέρα δ ̓ ἔβραχε φήγινος ἄξων. L'essieu crie vaut pays; et se rompt, vaut mieux assurément que vos, qui est une épithète oiseuse.

Lorsque nous ne pouvons pas peindre par le son des mots, nous le pouvons par le mouvement du style, comme dans ces vers,

L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux;

ou dans ce beau vers de Boileau,

Soupire, étend les bras, ferme l'œil, et s'endort.

Notre langue, maniée avec adresse, subjuguée par le travail, peut donc descendre sans bassesse aux objets les plus communs, s'élever sans témérité jusqu'aux plus nobles, peindre presque tout par des images, des sons, ou des mouvements.

C'est dans cette persuasion que j'ai hasardé une traduction des Georgiques. Je crois devoir rendre compte au

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