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Ne seroit-il point possible, par des moyens analogues, de se mettre jusqu'à un certain point à l'abri des ravages que le tems exerce sur la mémoire ? On a remarqué que le petit nombre de vieillards, qui se livrent jusqu'au dernier moment au mouvement d'une vie active, se plaignent en général beaucoup moins que les autres hommes de même âge de la perte de la mémoire ou du rappel volontaire. On ne peut douter qu'ils ne doivent cet avantage à l'effet qu'ont les affaires et l'activité sur l'attention. Elle est maintenue éveillée et ne perd pas son énergie. Mais il est probable aussi qu'une autre cause y contribue. L'esprit qui s'aperçoit de sa foiblesse, et qui sent qu'elle augmente graduellement, se fait insensiblement des habitudes nouvelles d'ordre et d'arrangement, propres à y porter remède. Ce qui peut donner du poids à cette supposition, c'est qu'il n'est pas rare de voir les vieillards, après avoir éprouvé pendant quelque tems un affoiblissement de mémoire sensible, recouvrer en apparence cette faculté.

J'ai moi-même eu le bonheur de connoître un vieillard, qui, après une longue vie, passée dans la plus honorable activité,

sentit quelques-uns des effets ordinaires de la vieillesse, et sut se mettre à l'abri de la plupart des inconvéniens qu'ils entraînent. C'est dans sa propre sagacité qu'il trouva contr'eux d'utiles ressources. Il observoit d'un œil tranquille, comme auroit pu faire un spectateur désintéressé, les progrès graduels de ses infirmités; et en s'appliquant à les prévenir ou à les guérir, il tiroit de ce mal même une espèce d'exercice utile et un amusement digne d'un philosophe.

SECTION II.

Des variétés de la mémoire en différens individus.

ON croit communément que, de toutes

nos facultés, la mémoire est celle la que nature a le plus inégalement répartie aux différens individus de l'espèce humaine. Il se peut que cette opinion soit bien fondée. Il faut pourtant remarquer qu'il n'y a point d'homme, ou presque point, dont la mémoire ne suffise pas à l'étude de sa langue, et qui n'ait appris à reconnoître au premier coup-d'œil un nombre infini d'objets fami

liers. Tous en outre ont acquis une assez grande connoissance des lois de la nature et du cours ordinaire des choses de la vie, pour pouvoir diriger convenablement leur propre conduite. On doit inférer de là que les différences primitives, qui peuvent réellement avoir lieu entre les hommes relativement à la mémoire, sont moins grandes qu'elles ne le paroissent au premier coupd'œil; et que celles qui nous frappent doivent être imputées en grande partie à des différences d'habitudes dans l'emploi de l'attention, ou au choix que fait l'esprit entre les objets et les événemens offerts à sa curiosité.

Le grand emploi de la mémoire est sans doute de recueillir et de conserver les résultats de l'expérience passée, pour nous servir de règle dans notre conduite future. A cet égard la mémoire peut être plus ou moins parfaite en différens individus par plusieurs raisons. Premièrement, par la facilité plus ou moins grande avec laquelle on acquiert ces résultats d'expérience. Secondement, par la permanence ou la durée de cette acquisition. Troisièmement, par la promptitude avec laquelle l'individu sait en faire usage dans les occasions particulières, et

appliquer ces règles générales aux cas où il faut les employer. Nous voyons naître de là trois qualités qui constituent ce que l'on peut appeler une bonne mémoire. Elle doit être en premier lieu facile pour apprendre; en second lieu, tenace; et troisièmement enfin, prompte au rappel.

Il est rare que ces trois qualités se trouvent réunies dans le même individu. On rencontre souvent des mémoires qui ont à la fois la facilité pour apprendre et la promptitude au rappel; mais je doute qu'en général de telles mémoires soient tenaces. En effet, la facilité et la promptitude dépendent du penchant à associer les idées par les relations qui s'offrent à l'esprit d'elles-mêmes. Au contraire la ténacité de la mémoire dépend d'une disposition presque toujours en opposition avec la précédente; je veux dire, d'un esprit systématique, d'un goût et d'une habitude d'arranger nos idées philosophiquement. Il est indispensable d'entrer dans quelques détails , pour que ces observations soient pleinement comprises.

J'ai eu occasion, en traitant un autre sujet, de faire observer que la plupart des hommes, étant peu accoutumés à réfléchir et à géné

les

raliser, se contentent d'associer leurs idées par les relations les plus manifestes et qui s'offrent d'elles-mêmes à l'esprit ; telles, par exemple, que celles de ressemblance et d'analogie, et plus encore celles qui naissent accidentellement du rapprochement ou, selon l'expression consacrée, de la contiguité de tems et de lieu: tandis qu'au contraire, dans un esprit philosophique, les idées sont presque toujours associées par relations qui, pour être mises en évidence, exigent un effort particulier d'attention; telles que sont celles qui existent entre la cause et l'effet, entre la conclusion et les prémisses. Cette différence dans la manière d'associer les idées, qui divise les hommes en deux classes, est le fondement de quelques diversités frappantes dans le caractère de l'intelligence humaine considérée en différens individus.

En premier lieu, en considérant la nature des relations qui unissent entr'elles les idées d'un esprit philosophique, on verra que, dans les occasions où il est appelé à faire quelque application de ses connoissances acquises, il doit avoir besoin de tems et de réflexion pour les rappeler à son souvenir.

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