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l'usage immodéré des liqueurs spiritueuses détruit la sensibilité du palais, mais dispose à l'intempérance à cet égard. Quel que soit P'objet de nos recherches, il nous affecte moins vivement à mesure que nous avançons en âge; et cependant nous le poursuivons avec plus de persévérance.

C'est sur cette double loi qu'est fondée la capacité de faire des progrès dans tout ce qui a trait à la morale. Si nous avons souvent obéi au sentiment du devoir, les tentations ont moins de prise, et nous avons contracté l'habitude d'une conduite vertueuse. Combien d'impressions passives s'opposent à l'exercice de la bienfaisance, envisagée comme une vertu constante et habituelle! Que de circonstances dans le malheur d'autrui, qui tendent à diminuer notre bienveillance ou à détourner les yeux du spectacle de la misère! Ces impressions sont défavorables à la vertu mais leur force diminue chaque jour, et à la longue peut-être l'habitude les rend insensibles. Et c'est ainsi que se forme le caractère de l'homme bienfaisant. Les impressions passives qu'il ressentoit d'abord très-vivement, et qui contrarioient le sentiment du devoir, perdent leur influence;

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et l'habitude de faire du bien est devenue en lui une disposition naturelle.

et

Il faut convenir qu'une partie de ce raisonnement peut être rétorquée : car parmi ces impressions passives, qui s'affoiblissent parce qu'elles sont fréquemment répétées il en est qui nous disposent à la bienfaisance. Ainsi le malaise, qu'on éprouve à la vue des peines d'autrui, est un puissant motif à les faire cesser; et on ne peut nier que la répétition des impressions de cette nature n'en diminue l'intensité. Cela devroit nous porter à croire que les hommes jeunes, qui ont peu d'expérience sont plus disposés à la bienfaisance, que ceux qui sont avancés dans la carrière de la vie et familiarisés avec le spectacle de ses peines. Et c'est ce qui auroit lieu, si l'effet de la coutume sur cette impression passive n'étoit contrebalancé par d'autres, et surtout par son influence sur le principe actif de la bienfaisance. Un vieux praticien est moins affecté du spectacle de la douleur, que ne l'est un jeune élève; mais il a, plus que ce dernier, l'habitude de se

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courir les hommes souffrans; et il feroit une plus grande violence à sa nature, s'il leur refasoit le secours, qu'il dépend de lui de

leur donner. On ne peut s'empêcher d'admirer la beauté de cette partie de notre organisation morale, qui corrige par l'expérience le mal inévitable qu'elle produit, et qui affermit la vertu par les moyens même qui sembloient devoir lui nuire.

Si ces remarques sont justes, on en peut conclure , que ce n'est pas dans la retraite, qu'on peut contracter des habitudes vertueuses; mais bien dans la société et dans le cours d'une vie active: et que l'attention habituelle qu'on donne à la représentation des malheurs feints et imaginaires, nonseulement est inutile pour former le caractère, mais même est positivement nuisible.

On ne niera pas en effet que l'usage fréquent de ces compositions pathétiques ne diminue le malaise qu'elles tendent à exciter. Une personne, qui se livre habituellement à ce genre de lecture, éprouve chaque jour plus à la vérité le besoin de s'y livrer encore; mais chaque jour aussi, elle en est moins affectée. On trouveroit, je crois, difficilement un acteur tragique, qui ait pratiqué long-tems son art, et qui soit demeuré susceptible au même degré de prendre intérêt aux malheurs qui font le sujet d'une tragédie.

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Mais l'effet de ces compositions et de ces représentations, sur la sensibilité qu'excitent les maux réels, est bien plus considérable. Car, comme l'imagination du poëte lui fait passer la limite de la vérité et de la nature; lorsqu'on est familiarisé avec les scènes tragiques de son invention, il est bien difficile qu'on soit vivement affecté du spectacle des maux ordinaires des hommes, qui, en comparaison des malheurs imaginaires, paroissent légers et supportables. Dans le cours naturel de la vie, la diminution qu'éprouve la sensibilité est heureusement compensée par l'affoiblissement de quelques impressions pas→ sives qui lui sont opposées, et plus encore par la force nouvelle que lui donnent les ba→ bitudes actives que nous contractons chaque jour. Au contraire, le spectacle des malheurs fictifs, en usant la sensibilité, n'a aucune tendance à produire d'autres effets qui l'alimentent. Bien loin de là, il tend à fortifier les impressions passives, qui contrarient la bienfaisance. Les tableaux tracés par le romancier ne ressemblent guères à ce qui se passe dans le monde. Tout occupé du soin de plaire, il écarte soigneusement de ses descriptions les circonstances, qui pourroient

causer du dégoût et il s'applique à nous présenter l'infortune sous une forme mêlée d'élégance et de dignité. Ce n'est point là ce qu'on est appelé à rencontrer communément dans le monde. Il est rare que nous ayons à secourir des hommes d'un caractère trèsélevé et d'une éducation soignée. Ce sont le plus souvent des hommes grossiers, même vils et vicieux. L'habitude de se repaître d'histoires feintes tend à accroître le dégoût qu'inspire tout ce qui est l'accompagnement ordinaire de la misère et de la douleur; et elle produit un faux raffinement de goût, absolument incompatible avec notre état actuel: elle peut même porter cette délicatesse outrée, jusqu'à rendre un homme incapable de remplir les devoirs communs de la vie, et de supporter la vue des maux qu'il ne tiendroit qu'à lui de faire cesser en surmontant sa foiblesse. On rencontre bien des hommes, qui pourroient ici nous servir d'exemple. Si les situations romanesques venoient à se réaliser pour eux, on les trouveroit prêts à déployer toutes les vertus de ceux qu'ils ont pris pour modèles. Mais le sentiment du devoir ne suffit point pour les engager à s'approcher des malheureux, qui

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