Imagens das páginas
PDF
ePub

dans les ordres supérieurs de son activité créatrice. Le dernier reste seul, consommant, dans son infatigable vieillesse, une des grandes œuvres du dix-neuvième siècle, l'inventaire de l'univers, et il lui a été donné, comme de survivre à ses pairs, de les remplacer dans le gouvernement des esprits. La spéculation philosophique et la création poétique se sont effacées pour faire place à l'observation des faits et à la constatation des lois naturelles. Peut-être M. de Humboldt n'avouerait-il pas tous ses disciples; mais c'est incontestablement à la publication du Cosmos que se rattache cette curieuse évolution, sur laquelle nous allons revenir après avoir achevé de caractériser, dans ses qualités et dans ses défauts, ce qui nous paraît être, malgré les apparences aujourd'hui contraires, le caractère stable et fondamental de l'esprit germanique.

Les principaux défauts sont l'esprit de système et le défaut de méthode. Le système naît, en tout, du désir naturel à l'homme de généraliser et de conclure. Si la France réaliste elle-même ne s'en est point préservée, on comprend que l'Allemagne idéaliste ait encore succombé plus facilement. Le système et sa ressource obligée, l'hypothèse, sont inévitables en métaphysique. Mais il ne s'y confine point, et il nous semble qu'il diminue un peu l'autorité de la critique historique et scientifique, cette gloire, et il faut presque encore dire ce monopole de l'Allemagne. La théorie du mythe, si féconde et si juste, eût été moins attaquée si elle se fût avancée d'un pas plus mesuré sur un terrain mieux étudié, et c'est encore l'esprit de système qui nous semble déparer les beaux travaux de l'école théologique de Tubingue. De ce qu'il y eut, dans le principe, un christianisme judaïsant et un christianisme à tendances plus générales, une école de Pierre et une école de Paul, ce n'est pas une raison pour faire rentrer de force, sous l'une ou l'autre de ces rubriques, toutes les productions littéraires de l'Église primitive. La vie est toujours variée et complexe, et en ce qui touche les origines littéraires du christianisme, l'absence de témoignages contemporains fera toujours échouer toute classification rigoureuse.

Dans la manière de traiter l'histoire générale, l'Allemagne a été naturellement dominée par ses préoccupations idéalistes et synthétiques. L'histoire est pour elle le développement de l'idée, plus que du fait et de la vie. Les événements, les choses et les hommes, qui

C'est la filiation indiquée par M. Maleschott.

représentent la diversité et le mouvement, fondus au creuset de la métaphysique, ne laissent plus apparaître que le développement logique de l'idée. L'idée est le principe et la fin; les faits sont ses manifestations et les auxiliaires qu'elle emploie pour se réaliser. Cette théoric peut se formuler d'un mot: Dieu dans l'histoire; et c'est justement le titre que M. Bunsen, l'auteur des Signes du Temps, donne à un grand ouvrage dont la publication a lieu en ce moment. Dans le passé, il suffit de citer les Idées de Herder, et la Philosophie de l'histoire de Hegel. Cette manière d'envisager le développement de l'histoire est grandiose et féconde en plus d'un sens; mais elle tend à écraser la personnalité de l'homme, et elle le dégrade réellement, sous prétexte de l'élever au rang d'un agent nécessaire de la Divinité. L'histoire de l'homme, comme celle de la nature, proclame partout à la fois l'unité et la diversité; et, dans l'une pas plus que dans l'autre, l'esprit n'est autorisé à résoudre les activités particulières dans le principe qui sert à les relier. Pour dépendre essentiellement dans leur existence individuelle de l'existence collective, elles n'en conservent pas moins leur orbite propre. Dieu est dans l'histoire, mais l'homme y est aussi.

L'Allemagne produit et consomme prodigieusement d'idées; mais cette profusion même doit être considérée comme la cause principale, après les défectuosités de la langue, du défaut de clarté qu'on a reproché à ses œuvres, souvent avec trop de raison. La clarté est l'expression de l'ordre. Il sera toujours plus aisé de classer et de rapporter ensemble un petit nombre d'idées ou de sentiments, que d'en disposer un grand nombre dans un cadre unique, selon les règles d'une sage ordonnance. Les productions de l'Allemagne pèchent trop souvent par l'absence de composition. Non pas qu'une méthode générale ait jamais fait défaut à ces grands esprits: il n'y a pas de grand esprit sans méthode; mais nous voulons parler ici de cette ordonnance intérieure qui classe à leur rang, sans jamais s'accuser, jusqu'aux derniers détails de la composition, et qui fait, coup d'œil, embrasser l'ensemble, c'est-à-dire la notion génératrice et ses développements. Si l'art chez nous se montre en toutes choses et jusque dans l'industrie, chez nos voisins, faut-il l'avouer? il n'est presque nulle part, et à peine

dans l'art lui-même.

A ce point de vue, on doit féliciter l'Allemagne de l'effort réaliste qu'elle fait en ce moment, et de sa réaction à outrance contre l'idéa-/ lisme de son génie. Réaction naturelle: car s'il y a des peuples réalistes et des peuples idéalistes, la même tendance ne peut cependant

prévaloir toujours. Le spiritualisme et le naturalisme sont deux systèmes incomplets, entre lesquels oscillera l'esprit, avec plus ou moins de penchant pour l'un ou pour l'autre, jusqu'à ce qu'il soit reconnu que dans le monde où nous vivons, et que nous touchons, on ne peut pas / plus abstraire la matière de l'esprit que l'esprit de la matière. La France fait depuis le commencement du siècle des efforts malheureux vers le spiritualisme. Par le même jeu de réaction, l'Allemagne, après s'être enivrée de métaphysique, se jette dans le matérialisme. Hegel cût trouvé dans cette antinomie la meilleure confirmation de son système, et peut-être a-t-il hâté la réaction en plus d'un sens, car nul penseur allemand n'a plus exalté les philosophes français du dix-huitième siècle et les plus matérialistes.

Après lui est venu Louis Feuerbach, modifiant la doctrine, la faisant descendre des hauteurs abstraites, et l'humanisant de toutes les manières. Hegel avait représenté l'univers comme le développement sériaire de l'idée, de l'absolu, arrivant dans la conscience humaine à la conscience de lui-même; M. Feuerbach en conclut qu'il n'y avait à s'occuper de l'absolu qu'autant qu'il se manifestait dans l'humanité, et qu'il ne pouvait y avoir d'autre religion que le culte de l'humanité, l'humanisme. C'était un pas considérable hors de l'idéalisme; mais l'humanité pouvait encore être considérée comme une abstraction, et les abstractions devenaient impopulaires. M. Max Stirner substitua donc l'individu à l'humanité, l'égoïsme à l'humanisme, et l'hégélianisme transformé aboutit, dans cette direction, à la négation de la société et de ses droits au profit de la souveraineté individuelle. On était loin du point de départ. M. Stirner et sa doctrine extrême n'ont obtenu, il est vrai, qu'un retentissement éphémère; mais M. Feuerbach est resté, et, quelque jugement que l'on porte sur ses idées, il méritait assurément de rester pour la courageuse franchise de sa pensée et la rare netteté de la forme. Il est la transition entre la métaphysique d'hier et le naturalisme d'aujourd'hui. Il n'est plus métaphysicien, mais il est encore dialecticien. Après un silence de plusieurs années, il rentre en scène avec un nouvel ouvrage, la Théogonie, en même temps. qu'un penseur plus jeune et déjà célèbre remet en honneur la figure, longtemps négligée en Allemagne, du fondateur de la méthode expéri(mentale dans la philosophie moderne. Le Bacon de Verulam de M. Kuno Fischer est vraiment un « signe du temps ».

La place que Spinosa a si longtemps tenue en Allemagne, Bacon va l'occuper jusqu'à nouvel ordre. L'observation est proclamée l'unique

institutrice des esprits, Le microscope et la balance ont évincé la synthèse; l'analyse règne, et les faits sont interrogés à la place des anciennes sibylles de la métaphysique. On proteste même contre le passé, et on ne veut pas que l'Allemagne ait jamais été une nation philosophique'. L'intelligence obéit à la nature, afin d'apprendre à la mieux dominer. Le système est tombé en complet discrédit. Mais en toutes ces protestations qui surgissent contre lui, il serait curieux de montrer comment il tend à revendiquer son ancienne autorité. Dans les œuvres les plus réalistes par leur forme et leur visée, l'idéalisme n'est pas aussi absent qu'on l'imagine. On le sent sourdre au fond, comme ces filets d'eau qui se glissent limpides sous les gazons, et dont la présence est subitement trahie par des touffes de verdure d'une fraîcheur imprévue. L'Allemagne se met au régime de l'observation rigoureuse, et elle fait bien; mais le jour viendra où les faits, rassemblés avec le secours de cette enquête scrupuleuse dont on s'est fait une loi, fourniront à l'esprit les éléments d'une généralisation nouvelle et supérieure. En attendant, il faut suivre ce mouvement, qui est l'intérêt et la passion du jour, et, si on le trouve excessif, se rappeler que les réactions ne sont jamais modérées.

Les sciences naturelles, depuis longtemps redevables à l'Allemagne, ont nécessairement reçu une nouvelle impulsion de la primauté qui leur a été décernée. En même temps, elles se sont rendues accessibles

[ocr errors]

Quoique l'esprit national allemand n'ait pas plus connu l'existence de la spéculation métaphysique qu'il ne s'apercevra de sa disparition, nos voisins anglais et français n'en prétendent pas moins que nous sommes un peuple philosophique. Cette méprise naïve n'a pu naître que dans un salon étranger. » Louis Knapp, Système de la philosophie du droit, 1857.

"

Cette philosophie du droit, « basée sur l'unique autorité de la perception sensible, est un des produits les plus hardis et les plus caractéristiques de la nouvelle direction des esprits. Mais la prétention de n'être point une nation philosophe paraît singulière, si on réfléchit que l'Allemagne a peut-être dans un très-court espace de temps produit autant de systèmes métaphysiques que tous les peuples réunis. On ne cite ordinairement que Kant, Fichte, Schelling et Hegel. Nous serons encore très-incomplets en ajoutant à ces noms ceux de Jacobi, de Fries, de Herbart, de Solger, de Schopenhauer, de Krug. Autant de noms, autant de systèmes. Que serait-ce si nous voulions épuiser l'énumération des systèmes théologiques? Chaque théologien a sa dogmatique, c'est-à-dire sa manière particulière de classer et de développer les dogmes de la révélation chrétienne, ou, s'il nie la révélation dans le sens supernaturaliste du mot, les principes de la philosophie du christianisme. Chaque dogmatique n'est autre chose qu'un corps de doctrines métaphysiques. Cette spéculation théologique est encore plus caratéristique que la spéculation purement philosophique.

TOME 1.

2

aux profanes. Des esprits éminents, tel que .MM. Vogt, Moleschott, Schleiden, Tschudi, Zimmermann, sont entrés dans la voie de la vulgarisation, si brillamment ouverte par M. de Humboldt, en des tableaux où les qualités de l'artiste le disputent à celles de l'homme de savoir et de génie.

Dans les études historiques, la tendance réaliste se montre avec évidence. L'histoire se fait concrète et vivante. On fouille avec patience les archives des peuples, comme ailleurs celles du globe. MM. Ranke, Haüsser et Gervinus accusent cette tendance nouvelle par de brillants travaux. Entre leurs mains l'histoire prend plus de mouvement et de relief, et se colore au contact de la réalité. Elle est moins philosophique et plus politique. Avec ses préoccupations nouvelles, sa méthode devait se transformer, avec sa méthode sa langue. Désireuse de porter avec la lumière dans les esprits, la chaleur dans les âmes et l'énergie dans les volontés, elle a pris un dessin plus ferme, un langage plus précis. Peut-être a-t-elle perdu quelque chose de cette haute impartialité dont parlait madame de Staël quand elle disait que « tout comprendre, c'était tout pardonner. »

La poésie allemande n'avait pas attendu la réaction actuelle pour sc mêler au monde. On se souvient de la jeune Allemagne, de ses aspirations politiques et même un peu socialistes, et de ses sympathies pour la France, qui a connu le chef de cette école, Henri Heine, ce grand et parfois trop léger esprit, pétri de lyrisme et de sarcasıne. La jeune Allemagne est morte depuis longtemps. Elle avait succédé à une autre génération de poëtes politiques: Rückert, Kærner, Arndt, les chantres de la nationalité, les Tyrtées des guerres de l'indépendance; après elle, vinrent MM. Herwegh et Freiligrath. Aujourd'hui la poésie est redevenue moins militante et plus tranquille. Il faut le dire aussi la plupart des grandes renommées ont disparu. Deux groupes subsistent: le groupe souabe, à la tête duquel sont Uhland, qui ne publie plus rien, et Justinus Korner, moins maître de la forme, mais plus profond et plus pénétrant; et le groupe autrichien, où manque Lenau, mais que MM: Frédéric Halm (Munch de Bellinghausen) et Anastasius Grün (comte Auersperg) maintiennent avec honneur.

Les romanciers sont peti nombreux, nous entendons les roinanciers sérieux, car la production est aussi abondante qu'en France. A leur tête, il faut, ce nous semble, placer MM. Gutzkow et Auerbach, le premier plus hasardeux et plus chercheur, le second plus nalf et plus

« AnteriorContinuar »