Imagens das páginas
PDF
ePub

LE LUTRIN,

POËME HÉROÏ-COMIQUE.

AU LECTEUR [a].

Je ne ferai point ici comme Arioste [b], qui, quelquefois sur le point de débiter la fable du monde la plus absurde, la garantit vraie d'une vérité reconnue, et l'appuie même de l'autorité de l'archevêque Turpin (1). Pour moi, je déclare franchement que tout le poëme du Lutrin n'est qu'une pure fiction, et que tout y est inventé, jusqu'au nom même

[a] Cet avis se trouve dans les éditions antérieures à 1683, c'està-dire dans celles de 1674 et de 1675.

[b] Dans les éditions données par l'auteur, on lit Arioste, et non point l'Arioste, comme l'écrivent Brossette, Saint-Marc, MM. Didot, Daunou, etc., etc. On peut à cet égard consulter le tome III, p. 8, note 1. Voyez également le tome I, page 271, note c.

(1) Historien fabuleux des actions de Charlemagne et de Roland. L'auteur de ce roman ridicule a emprunté le nom de Turpin, archevêque de Reims, prélat d'une grande réputation, qui avoit accompagné Charlemagne dans la plupart de ses voyages, et qui, selon Trithème, avoit écrit la vie de cet empereur, en deux livres que nous n'avons plus. Le savant M. Huet (Origine des romans) croit que le livre des faits de Charlemagne, attribué à l'archevêque Turpin, lui est postérieur de plus de deux cents ans; et M. Allard, dans sa Bibliothèque du Dauphiné, assure que ce roman a été composé dans Vienne par un moine de Saint-André, l'an 1092. (Brossette.)

Turpin ou Tulpin, moine de Saint-Denis en France, fut fait archevêque de Reims, au plus tard, vers l'an 760. Il mourut le 2 de septembre de l'an 800, à ce que l'on croit, après quarante ans d'épiscopat. (Saint-Marc.)

du lieu où l'action se passe. Je l'ai appelé Pourges [a], du nom d'une petite chapelle qui étoit autrefois proche de Montlhery [b]. C'est pourquoi le lecteur ne doit pas s'étonner que, pour y arriver de Bourgogne, la Nuit prenne le chemin de Paris et de Montlhéry.

C'est une assez bizarre occasion qui a donné lieu à ce poëme. Il n'y a pas long-temps que dans une assemblée où j'étois, la conversation tomba sur le poëme héroïque. Chacun en parla suivant ses lumières. A l'égard de moi, comme on m'en eut demandé mon avis, je soutins ce que j'ai avancé dans ma poétique: qu'un poëme héroïque, pour être excellent, devoit étre chargé de peu de matière, et que c'étoit à l'invention à la soutenir et à l'étendre. La chose fut fort contestée. On s'échauffa beaucoup; mais, après bien des raisons alléguées pour et contre, il arriva ce qui arrive ordinairement en toutes ces sortes de disputes: je veux dire qu'on ne se persuada point l'un l'autre, et que chacun demeura ferme dans son opinion. La chaleur de la dispute étant passée, on parla d'autre chose, et on se mit à rire de la manière dont on s'étoit échauffé sur une question aussi peu importante que celle-là. On moralisa fort sur la folie des hommes qui passent presque toute leur vie à faire sérieusement de très grandes bagatelles, et qui se font souvent une affaire considérable d'une chose indifférente. A propos de cela un provincial raconta un

[a] Ne voulant pas nommer la Sainte-Chapelle de Paris, le poëte avoit d'abord parlé de celle de Bourges; ensuite il jugea convenable de changer Bourges en Pourges. Voyez la note sur le vers troisième du premier chant.

[b] Les derniers éditeurs, tels que MM. Didot, Daunou, etc., mettent proche Monthléri, ce qui n'est pas conforme au texte. Monthléri est une petite ville à six lieues de Paris.

démêlé fameux, qui étoit arrivé autrefois dans une petite église de sa province [a], entre le trésorier et le chantre, qui sont les deux premières dignités de cette église[b], pour savoir si un lutrin seroit placé à un endroit ou à un autre. La chose fut trouvée plaisante. Sur cela un des savants de l'assemblée, qui ne pouvoit pas oublier sitôt la dispute, me demanda si moi qui voulois si peu de matière pour un poëme héroïque, j'entreprendrois d'en faire un sur un démêlé aussi peu chargé d'incidents que celui de cette église [c]. J'eus plus tôt dit, pourquoi non? que je n'eus fait réflexion sur ce qu'il me demandoit. Cela fit faire un éclat de rire à la compagnie, et je ne pus m'empêcher de rire comme les autres, ne pensant pas en effet moi-même que je dusse jamais me mettre en état de tenir parole. Néanmoins le soir me trouvant de loisir, je rêvai à la chose, et ayant imaginé en général la plaisanterie que le lecteur va voir, j'en fis vingt vers que je montrai à mes amis. Ce commencement les réjouit assez. Le plaisir que je vis qu'ils y prenoient m'en fit faire encore vingt autres: ainsi de vingt vers en vingt vers, j'ai poussé enfin l'ouvrage à près de neuf cents [d]. Voilà toute l'histoire de la bagatelle que je

[a] Circonstance inventée pour donner le change au lecteur. [b] Pour que cette phrase fût correcte, il faudroit dire : « entre le « trésorier et le chantre, dont les dignités sont les deux premières « de cette église, etc. » Aujourd'hui l'on diroit : « entre le trésorier « et le chantre, les deux premiers dignitaires de cette église, mais il paroît que le mot dignitaire n'étoit pas admis alors dans la langue. Le dictionnaire de l'académie françoise, édition de 1694, n'en fait aucune mention.

[ocr errors]

[c] Le premier président de Lamoignon est celui qui fit cette question.

[d] Tous les éditeurs indistinctement mettent neuf cents vers; cela n'est pas conforme au texte. Il est ici question des quatre

« AnteriorContinuar »