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SCÈNE II.

Un salon de compagnie dans l'hôtel des Trois-Couronnes,

LE MARQUIS, seul, se promenant avec inquiétude.

Il tire sa montre.

Il devrait être arrivé depuis une heure!... Je ne puis teni en place!... Peut-être que d'ici je découvrirai quelque chose. (Il ouvre la fenêtre qui donne sur la mer.) Non, pas un bateau en mer... Aussi loin que la vue peut s'étendre, les vagues, rien que les vagues....pas un point noir pour me donner une lueur d'espérance!... (Il se promène.) Peut-être ont-ils craint ce mauvais temps... c'était au contraire celui qu'ils devaient choisir... Seulement, si je pouvais être sûr qu'ils ne se sont pas embarqués!... (Regardant à la fenêtre.) Le sloop a pris le large. Allons! ils me tiendront encore un jour à la torture... Cependant... quelque temps qu'il fasse, m'écrivait l'amiral, vous aurez de mes nouvelles... Il me semble que je brûle... Pas une embarcation!... S'ils avaient été arrêtés, malgré leurs passe-ports, par quelque garde-côte?... Auront-ils pris toutes leurs précautions pour cacher leurs dépêches?... Je leur avais tant recommandé!... Quel tourment que l'incertitude!... J'aimerais mieux mille fois me trouver au milieu des boulets d'un champ de bataille que dans cette chambre, attendant ce bateau, sans pouvoir hâter d'un seul instant son arrivée...

DON JUAN derrière la scène. Lorenzo, desselle la jument, il fait trop mauvais temps pour sortir. (Entrant.) Au diable ce pays de brouillards et de pluies! - Ah! général, je baise les mains de votre excellence. Toujours à regarder par la fenêtre depuis que je vous ai quitté? - Eh! dites-moi, avezvous compté combien il y a de vagues dans le Belt?

LE MARQUIS. Don Juan, comment trouves-tu ce pays? DON JUAN. Comme une antichambre du purgatoire; et j'espère qu'on me rabattra dans l'autre monde les années que j'y ai passées sur celles que je dois rôtir en expiation de mes péchés...

LE MARQUIS à part. La mer n'est pas tenable. J'espère qu'ils ne se sont pas embarqués.

DON JUAN continuant. Il y pleut toujours, quand il n'y neige pas. Les femmes y sont toutes ou blondes ou rousses; jamais grand comme la main de bleu dans le ciel, pas un pied mignon, pas un œil noir! Oh! Espagne, Espagne! quand reverrai-je tes basquinas, tes jolis escarpins, tes yeux noirs, brillants comme des escarboucles!

LE MARQUIS. Don Juan, ne désires-tu revoir l'Espagne que pour les yeux noirs et les pieds mignons qu'elle renferme? DON JUAN. Voulez-vous que je vous parle sérieusement? LE MARQUIS. Oui ; mais es-tu capable d'une pensée sérieuse? DON JUAN. Vive Dieu! si vous n'étiez pas mon général, je vous dirais une raison bien sérieuse qui me fait désirer de revoir l'Espagne.

LE MARQUIS. Parle en toute assurance.

DON JUAN. Vous ne me mettrez pas aux arrêts, vous me le promettez?

LE MARQUIS. Toujours desplaisanteries!

DON JUAN. Vous voulez du sérieux? Eh bien! si je veux revoir l'Espagne, c'est pour me trouver face à face avec ses oppresseurs. C'est pour planter en Galice l'étendard de la liberté, c'est pour y mourir, si je n'y puis vivre libre.

LE MARQUIS lui serrant la main. O don Juan! tu as le cœur d'un véritable Espagnol, malgré ta légèreté apparente. C'est à ce cœur, don Juan, que je veux confier un secret qu'il est digne d'apprendre.-Bien que nous ne portions pas de chaines, nous sommes tout aussi captifs dans cette île que nous le serions dans un immense cachot. Ici une armée nombreuse d'auxiliaires nous observe. De l'autre côté du Belt, l'armée du prince de Ponte-Corvo pourrait en quelques jours se réunir aux Danois et aux Allemands pour nous écraser. Mais cette mer, qui nous ferme le chemin de notre patrie, cette

mer...

Entrent madame de Coulanges, madame de Tourville, l'hôte, une femme de chambre. Don Juan les observe, et le marquis se retire dans le fond, à la fenêtre.

L'HÔTE. Voici le salon de compagnie: ainsi vous n'aurez que le carré à traverser; la société la plus distinguée s'y ras

semble. Le général La Romana occupe en ce moment l'aile de la maison en face de votre appartement. Vous voyez qu'il est impossible de trouver un hôtel mieux fréquenté. Le cercle noble de la ville s'y réunit tous les soirs.

MADAME DE TOURVILLE. Cela est fort agréable.

MADAME DE COULANGES. Louise, faites porter mes malles dans nos chambres.

MADAME DE TOURVILLE. Je vais avec vous. Je suis bien aise de me mettre au fait de la maison. (Bas à madame de Coulanges.) Allons, ferme! Te voilà en présence de l'ennemi; l'important est de bien débuter.

MADAME DE COULANGES. Bon. Je reste ici pendant que tu rangeras un peu. (Affectant de la surprise.) Ah! mais il y a quelqu'un ici!

L'HÔTE. C'est le général dont je vous parlais, et son premier aide-de-camp.

DON JUAN bas au marquis. Excellence, voyez donc ce qui nous arrive; de véritables prunelles andalouses, ou le diable in'emporte!

LE MARQUIS. Don Juan, viens...

L'HÔTE. Monsieur le marquis, une dame française qui va être votre voisine! Madame de Coulanges.

Madame, monsieur le général de La Romana, le colonel don Juan Diaz.

MADAME DE COULANGES à l'hôte. Ainsi vous vous chargez de me procurer un domestique?

L'HÔTE. Je vais de ce pas le chercher. Excusez-moi si je vous quitte; sans doute, ces messieurs se feront un plaisir...

DON JUAN. Madame, c'est à nous, comme aux plus anciens locataires, à faire les honneurs de ce triste hôtel. Veuillez donc prendre la peine de vous asseoir. Ce ne peut être qu'un naufrage, madame, qui vous amène dans cette île maudite; il y a bien longtemps que j'en demandais un au ciel, mais je n'espérais pas qu'il nous envoyât une...

MADAME DE COULANGES. Pardon, monsieur le colonel, vos vœux n'ont pas été exaucés, car je suis arrivée hier par le paquebot; et moi qui ne me pique pas de courage, je n'ai pas cu un instant de frayeur. En voyant la mer aujourd'hui, je me félicite d'avoir passé hier.

LE MARQUIS. Don Juan....

DON JUAN. Vous parlez trop bien espagnol, madame, pour n'être pas une de nos compatriotes. Vous avez eu compassion de nous autres, malheureux exilés.

MADAME DE COULANGES. Non, monsieur, je ne suis pas Espagnole, mais j'ai longtemps habité votre beau pays.

DON JUAN. J'aurais juré que vous étiez Andalouse, à votre excellente prononciation, et surtout à vos yeux et à vos pieds tout à fait gaditanos. N'est-ce pas, excellence, que vous auriez cru que madame était de Cadiz 10 ?

MADAME DE COULANGES. Pour moi, à vos compliments, j'étais tentée de vous prendre pour un Parisien; vous m'avez dit trois paroles, et c'étaient autant de compliments. Je vous préviens que je ne les aime pas.

DON JUAN. Ah! madame, il faut me les pardonner : il y a si longtemps que je n'ai vu de jolie femme !

Il sort.

LE MARQUIS. Don Juan, j'ai à te parler chez moi. MADAME DE COULANGES. Le général semble avoir quelque chose à vous dire.

DON JUAN. Oh bien ! qu'il attende; je ne quitterai pas la compagnie d'une dame pour aller parler de casernes et de corps-de-garde avec un vieux général. Pouvons-nous espérer, madame, de vous conserver longtemps?

MADAME DE COULANGES. Je ne sais. Depuis la mort de mon mari j'ai quitté la Pologne, et j'attends ici mon oncle, qui doit faire partie de votre corps d'armée.

DON JUAN. Un militaire?

MADAME DE COULANGES. Il est colonel de dragons.

DON JUAN. Et le numéro de son régiment?

MADAME DE COULANGES, à part. Je tremble! (Haut.) Mais le...

le quatorzième, je crois...

DON JUAN. C'est donc le colonel Durand, avec lequel j'ai servi. Mais son régiment était en Holstein, et il est parti depuis quelque temps pour l'Espagne.

MADAME DE COULANGES. Le nom de mon oncle est M. de Tourville... Mais il est maintenant, je crois, attaché à l'étatmajor... Il a commandé autrefois ce régiment, ou bien peut-être ai-je confondu les numéros.

DON JUAN. Vous avez quitté l'Espagne avant l'invasion...

(se reprenant) avant que les Français n'entrassent en Espagne. MADAME DE COULANGES. Oui, monsieur. Les Français sont bien détestés en Espagne aujourd'hui.

DON JUAN. Des Françaises comme vous, madame, sont aimées en tout pays, et je suis sûr que nos rebelles, comme vous les appelez...

VOIX derrière la scène. Ils sont perdus! ils sont dans le courant.

DON JUAN. O Dieu! quelques malheureux qui font naufrage!

Ils vont à la fenêtre.

MADAME DE COULANGES. Oh! cette barque là-bas, avec ces trois hommes. Ciel ! quelle énorme vague!

DON JUAN. Ils vont se briser sur les récifs, si l'on ne va à leur secours ! Mais personne n'ose, à ce qu'il paraît. MADAME DE COULANGES. Oh! si j'étais homme!

DON JUAN déboutonnant son habit. J'y vais, moi.

MADAME DE COULANGES. Arrêtez ! qu'allez-vous faire ? monsieur, vous allez vous perdre; restez, je vous en supplie! DON JUAN. Non, non ! je ne puis demeurer tranquille quand je vois des hommes en danger de périr.

MADAME DE COULANGES. Mais vous n'êtes pas marin... Arrêtez, au nom du ciel! monsieur, vous allez périr avec eux, restez, restez! (Elle le prend par l'habit. Don Juan le lui laisse entre les mains, et sort.) Il veut mourir! Quel secours pouvez-vous leur porter!... monsieur ! (A la fenêtre.) Colonel! colonel don Juan!... Le voici qui entre dans une petite chaloupe, avec deux hommes, braves comme lui; malheureux ! et les vagues sont plus hautes que la maison. Entre le marquis.

LE MARQUIS. Qu'est-ce ? Pourquoi ce bruit?

MADAME DE COULANGES. Hélas! monsieur !... votre aidede-camp...

LE MARQUIS. Eh bien?

MADAME DE COULANGES. Il s'est élancé... malgré moi...
LE MARQUIS. Où est-il?

MADAME DE COULANGES. Tenez, le voyez-vous?... Hélas !....
LE MARQUIS à la fenêtre. Don Juan! don Juan !

MADAME DE COULANGES. Dieu ! quelle affreuse tempête !.... et leur chaloupe est și petite !

LE MARQUIS. Messieurs, allez, arrêtez cette barque! ils

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