nation: n'a-t-il pas atteint son but? Au lieu de continuer un récit peut-être embarrassant, et dont il n'a plus besoin, il le fait interrompre tout à coup, sed fugite...; et telle est l'horreur inspirée par les détails précédents que, sans songer à l'artifice du poëte, le lecteur s'écrie avec le Grec, fugite, ó miseri, fugite...; il ne donne pas même le temps de détacher les câbles, funem rumpite. Et voyez comme le danger augmente, lorsqu'il présente les cent autres Cyclopes sur lesquels qualis et quantus reportent avec tant de précision les idées de la férocité et de la taille de Polyphème : la dernière image les agrandit encore, altis montibus errant. - Le Grec ne devait pas s'oublier lui-même auprès des Troyens ses ennemis: pour exciter leur pitié, il ajoute ces détails particuliers, tertia jam lunæ... Le poëte ne devrait-il pas aussi lui faire dire pourquoi il est resté sur ce rivage, au lieu de s'enfuir dans une autre partie de la Sicile? Au reste, les détails sont encore parfaits : voyez cette gradation, in sylvis, inter deserta ferarum, vastos ab rupe Cyclopas; il ne dit pas, en parlant des Cyclopes, vitam traho inter, mais ce qui peint la terreur, ab rupe... prospicio, sonitumque pedum vocemque tremisco. Enfin ce genre de nourriture, victum infelicem..., s'accorde bien avec la maigreur exprimée dans les premiers vers du récit. Il ne manquait plus que de faire paraître Polyphème et les Cyclopes. C'est sur une montagne que s'élève le colosse, summo monte, vastá se mole moventem. Aussi difforme que le monstre lui-même, ce vers fameux, monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum, peint admirablement sa taille et sa difformité. Tout est proportionné le bâton du Cyclope aveugle Sed fugite, o miseri, fugite, atque ab littore funem Nam, qualis quantusque cavo Polyphemus in antro Lustra domosque traho, vastosque ab rupe Cyclopas est le tronc d'un pin. Observez d'ailleurs deux vers plus haut la nécessité de l'épithète, nota. Il faut convenir que cette fiction est heureuse d'avoir pour elle son antiquité et les chants d'Homère et de Théocrite. Sur de telles autorités, Virgile peut nous offrir, en contraste avec les horreurs de ce récit, les consolations pastorales de Polyphème, exprimées en vers dignes de ses églogues, lanigeræ..., ea sola voluptas..., de collo fistula pendet. Au reste, le poëte ne songe plus qu'à étonner l'imagination. C'est à la mer que le monstre vient laver son œil ensanglanté, luminis effossi. Une nouvelle image peint sa taille gigantesque, graditurque per æquor jam medium, necdum... S'il pousse un cri, c'est encore un cri de géant, clamorem immensum tollit, quo...; deux vers et demi en font entendre le vaste prolongement, pontus et omnes intremuére..., penitùsque... Italiæ, curvisque... Ætna... Enfin, ce cri devient un moyen naturel de compléter ce récit merveilleux par le tableau des Cyclopes qu'il appelle et qu'il rassemble. Notre imagination les contemple réunis sur le rivage. En terminant, Virgile accumule l'expression de leur hauteur, adstantes..., ætneos fratres, cœlo capita alta ferentes, et tel est encore dans la comparaison l'effet des images répétées, vertice celso, aeriæ quercus, coniferæ cyparissi, sylva alta. Du côté des Troyens, tous les détails annoncent la terreur. Pastorem Polyphemum, et littora nota petentem : Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum. Lanigeræ comitantur oves; ea sola voluptas, Solamenque mali. Postquam altos tetigit fluctus, et ad æquora venit, Dentibus infrendens gemitu; graditurque per æquor Quelle légèreté dans la cadence du vers qui peint leur fuite, nos procul inde fugam trepidi...! Incidere funem marque bien la précipitation. Observez en même temps comment, sans ralentir l'expression, Virgile trouve place pour ces mots importants, recepto supplice, sic merito. Enfin, la terreur poursuit les Troyens sur les flots; et après le dernier tableau des Cyclopes, l'intention poétique nous suffirait pour conserver ces trois vers, qui, suivant plusieurs commentateurs, n'appartiendraient pas à Virgile, contrà jussa monent Heleni... Ils sont obscurs sans doute, et c'est la faute du poëte; mais pouvait-il exprimer avec plus de force et de grandeur l'effroi général et le désordre des esprits, qu'en nous montrant les Troyens prêts à s'engager entre Charybde et Scylla? Ce n'est qu'un changement subit du vent qui les sauve, ecce autem Boreas... Le mérite des vers suivants consiste dans l'expression pittoresque ou historique des côtes, des fleuves et des villes, dont l'image semble peindre la route des Troyens aux yeux du lecteur romain qui connaît ces rivages. La variété et la précision contribuent encore à la beauté: vous ne trouvez pas deux fois le même verbe, la même image; la cadence change à chaque instant. La mort d'Anchise est un événement ordinaire. Sans s'arrêter à décrire les derniers moments d'un vieillard qui s'éteint, il suffit que le héros sente renouveler et nous fasse partager ses regrets et Præcipites metus acer agit quòcumque rudentes sa douleur. A peine a-t-il prononcé le nom de Drépane, il ne songe plus qu'au malheur que ce nom lui rappelle, Drepani... illætabilis ora... Pour complément des infortunes qu'il vient de raconter, pelagi tot tempestatibus actus, il présente au terme de tant de voyages la mort de son père, heu! genitorem, omnis curæ casusque levamen, amitto Anchisen. Quelle sensibilité dans l'apostrophe et dans les reproches qu'il semble adresser au vieillard qui l'abandonne, hic me, pater optime, fessum deseris... ! Remarquez les gémissements que devaient retracer aux Latins les aspirations bien prononcées, hic, heu, placées quatre fois à distances presque égales. Enfin, de toutes ses infortunes, celle-ci est la plus affreuse: peut-il l'exprimer avec plus d'énergie? Il s'étonne qu'Hélénus, et surtout la harpie, dira Celano, cette furie dont le nom rappelle la prédiction la plus horrible, ne lui aient pas annoncé ce malheur. Dans tout le troisième livre, il n'y a pas un récit important, où Énée ne rappelle le souvenir de son père. S'agit-il du départ de l'Asie? Anchise l'ordonne. Du prodige de Polydore? Anchise est consulté le premier. C'est Anchise qui conduit les Troyens dans la Crete, et les dirige ensuite vers l'Italie. Après l'oracle des harpies, Énée retrace dans la personne d'Anchise la terreur religieuse des Troyens. En Épire, le discours d'Hélénus à Anchise est une partie remarquable du récit. A la vue de l'Italie, c'est Anchise qui remplit le rôle le plus important. Anchise semblerait presque sauver les Troyens de Charybde et Scylla. Dans l'épisode de Polyphème, le lecteur est touché de l'humanité d'Anchise envers le Grec. Le récit tout entier est terminé par la mort d'Anchise et par l'expression touchante de la piété filiale, première vertu du héros. On distinguera facilement, au milieu du tableau précédent, les cinq parties principales du troisième livre. Il suffit d'ajouter qu'un événement important signale chacune des quatre années de la na Hinc Drepani me portus et illætabilis ora Sic pater Æneas, intentis omnibus, unus vigation, excepté la dernière, où nous en trouvons deux, le voyage en Épire et les terreurs des Troyens sur le rivage de Sicile. Mais considérez surtout, par rapport à l'action tout entière de l'Énéide, l'effet de l'établissement en Crète et de l'oracle d'Hélénus, placés au milieu des autres récits comme ces grosses pièces destinées à soutenir le poids ou à contenir les parties principales de l'édifice. |