général du récit se trouve alors complété par le souvenir des infortunés, perdus pour nous aussi bien que pour Énée. Cependant ne peut-on pas reprocher à Virgile de n'avoir pas animé davantage l'inquiétude et la douleur ? Sans déranger les proportions du récit, quelques paroles suffisaient; c'était même un moyen plus sûr encore de fixer l'attention sur l'absence des Troyens, que plus loin nous verrons tout à coup reparaître. Ce récit n'a pas été à l'abri de la critique. On reproche à Virgile de n'avoir pas donné à l'action plus d'éclat et de grandeur, ni conservé au héros un cœur inébranlable. Mais l'intention principale n'est-elle pas de peindre l'affreuse situation où la haine de Junon a réduit les Troyens jetés sur un rivage inconnu ? La pensée, l'action, le style, l'attitude même d'Énée, ne pouvaient mieux convenir à la circonstance et aux vues du poëte: le récit tout entier respire la douleur et l'accablement. Après avoir développé dans le récit de la tempête l'une des deux pensées importantes du début, Virgile arrête maintenant nos regards sur la seconde, sur la fondation et les destins de Rome. L'action toute naturelle de Vénus implorant Jupiter en faveur de son fils, déguise l'art avec lequel ce morceau admirable remplit l'intention du poëte. Un autre avantage, sous le rapport de la combinaison poétique, c'est de présenter en opposition avec la reine des dieux, ennemie d'Énée, les divinités dont la protection rend la lutte possible. Remarquez d'ailleurs le rapprochement et le contraste sublime du sort affreux des Troyens, errant de mers en mers et presque anéantis sur une côte inconnue, avec les destins et la fortune de leur postérité maîtresse de la terre. Au contraste frappant des premiers vers avec les précédents, on s'aperçoit que la scène est transportée de la terre aux cieux. Quelle puissance et quelle majesté dans l'immense développement qui s'offre à nos regards depuis æthere summo jusqu'à latos populos! Il semble que Vénus devait implorer Jupiter au moment du Amissos longo socios sermone requirunt, Spemque metumque inter dubii, seu vivere credant, plus grand péril, ce qui ne s'accordait pas avec le plan et l'unité du récit. Le poëte suppose donc que la déesse, incertaine des sentiments de l'époux de Junon, ne l'aborde qu'en tremblant, et seulement au moment propice, atque illum tales jactantem pectore curas... La tristesse de Vénus est bien celle de la beauté : tristior ne la défigure pas; nitentes lui conserve même son éclat. Le ton de l'exorde, o qui res hominumque deûmque æternis regis imperiis et fulmine terres, ce profond hommage à la puissance du souverain des dieux, s'accorde avec l'intention des détails précédents. — A la vive expression des malheurs présents d'Énée et des Troyens, quid meus Æneas..., quid Troes..., quibus tot funera passis......., se joint naturellement celle des regrets de la déesse, forcée de renoncer à ce brillant avenir, sur lequel elle insiste dans ces vers dignes de la grandeur romaine, certe hinc Romanos..., qui mare, qui terras, omni ditione tenerent. Plus elle développe et agrandit cette pensée, plus la parole de Jupiter se trouve engagée par ces mots si heureusement placés, pollicitus, quæ te, genitor, sententia vertit. Aussi verrons-nous le dieu ainsi attaqué reprendre l'expression même de Vénus, neque me sententia vertit (v. 260), et pour confirmer sa promesse, il lui révèlera avec plus d'étendue, longiùs volvens, les destins d'Énée et de sa postérité. Les quatre vers suivants et le reste du discours font sentir l'amertume des regrets de Vénus, et complètent l'effet de ses plaintes sur le cœur de Jupiter, hoc equidem occasum Trojæ......., solabar..., nunc eadem fortuna..., quem das finem, rex magne, laborum? Accumulant les obstacles pour Anténor, mediis elapsus Achivis....., elle décrit avec emphase la source et le cours du Timave, per ora novem vasto Atque illum tales jactantem pectore curas Illyricos penetrare sinus atque intima tutus Regna Liburnorum, et fontem superare Timavi, cum murmure montis...: elle appuie sur l'établissement de ce Troyen en Italie, hìc tamen ille urbem Patavi sedesque locavit Teucrorum..., armaque fixit Troia, sur la paix dont il y jouit, compostus, placida pace, quiescit. Et quel est le sort d'Énée? navibus, infandum, amissis, Italis longe disjungimur oris, situation dont ce vers fait encore ressortir l'indignité, nos, tua progenies, cœli quibus annuis arcem : la mère ne sépare pas son sort de celui de son fils. Quelle délicatesse dans l'emploi de unius, plus général encore que le mot français correspondant, puisqu'il est des deux genres! Sans blesser l'oreille de Jupiter, époux de Junon, ce seul mot lui rappelle l'auteur de tant de maux, unius ob iram prodimur. Enfin l'émotion croissante de Vénus autorise la vivacité de cet appel à la justice et aux promesses de Jupiter, hic pietatis honos? Sic nos in sceptra reponis ? Sans avoir le droit de s'offenser, le souverain des dieux se trouve, pour ainsi dire, obligé de se justifier: pouvait-on mieux amener sa longue réponse aux plaintes d'une mère et les détails de son discours? Par la grandeur de l'image et la cadence du vers, vultu quo cælum tempestatesque serenat, et par la délicatesse de cette expression, oscula libavit natæ, la majesté de Jupiter se peint jusque dans son sourire et son baiser paternel. Suivant l'impression qu'a dû produire le discours précédent, Jupiter, en rassurant Vénus, parce metu, Cytherea, se hâte de prouver que sa parole est stable, manent immota_tuorum fata tibi; l'ordre même et la précision des mots confirment la pensée générale, qu'aussitôt les détails semblent rendre encore plus positive et plus sûre, cernes urbem, promissa Lavini mœnia, subliferes... Enean. C'est ainsi que le poëte nous conduit à cette mem... Unde per ora novem vasto cum murmure montis « Parce metu, Cytherea: manent immota tuorum révélation complète, dont le ton imposant du vers annonce l'importance, longiùs et volvens fatorum arcana movebo. Quoique les destinées romaines soient le but principal de Virgile, la vraisemblance exige que Jupiter parle à Vénus d'Énée et de son fils. 1o Destins d'Énée, bellum ingens geret....., tertia dùm....., ternaque... La brièveté de son 'règne n'alarme pas une mère, à qui Jupiter vient de dire, sublimemque feres ad sidera cœli magnanimum Enean. 2o Destins d'Ascagne et d'Albe, at puer Ascanius... La cadence des vers et l'addition de magnos et totos font sentir la longueur du règne du fils d'Énée et de la domination d'Albe. Lorsque Jupiter dit à Vénus, qui doit le savoir, cui nunc cognomen Iulo..., Ilus erat..., c'est le poète qui parle plutôt que le dieu : il songe aux deux noms placés plus loin, Ilia (274), Julius (288). 3o Destins de Rome, inde lupa... Romulus... Jusqu'ici les événements semblaient suivre leur cours ordinaire : maintenant Jupiter se présente lui-même comme l'auteur de la puissance romaine, his ego. On ne peut en moins de mots donner une plus grande idée de cet empire: nec metas rerum désigne l'étendue, nec tempora la durée, sine fine comprend l'une et l'autre Dès le commencement du poëme, il était important d'apprendre que la haine de Junon, dont l'énumération concise des diverses parties de l'univers, et l'énergie de metu fatigat, expriment la grandeur et l'acharnement, ne s'étendra pas sur la postérité des Troyens. C'est encore Jupiter qui lui fera abjurer sa haine, sic placitum. Après ces mots imposants, Romanos rerum dominos, on pourrait trouver faible et commun gentem togatam; mais la toge des Romains et le pallium Longiùs et volvens fatorum arcana movebo) des Grecs formant entre les deux peuples une distinction réelle aux yeux des anciens, on doit sentir l'importance de cette image, surtout avant la prédiction suivante, veniet... ætas... Quelle perspective pour Vénus et pour Rome! les Grecs vainqueurs de Troie esclaves des Romains descendants des Troyens! Remarquez l'énergie de l'expression, servitio premet: les villes ne sont pas citées au hasard ; ce sont les villes d'Achille et d'Agamemnon. 4o Destins de César (Auguste), nascetur pulchrá Trojanus... César descend d'Iule et par conséquent de Vénus, Julius à magno demissum nomen Iulo: Jupiter révèle séparément à la déesse les destins du plus grand de ses descendants. C'est lui qui doit combler la gloire et la puissance de Rome, imperium oceano, famam qui terminet astris dans ce vers sublime, considérez la précision et la justesse avec laquelle, au moyen d'un seul verbe, deux images figurent et fixent la double immensité de l'empire et de la gloire, oceano, astris, terminet. Il semble que Virgile aurait dû terminer par l'apothéose, hunc tu olim cœlo...; mais il vaut mieux pour Auguste présenter en dernier lieu une idée plus réelle, le bonheur que promet son règne, et la paix dont jouira la terre. Quelle énergie, que de beautés dans l'allégorie qui peint la stabilité de la paix! Les longues et les syllabes rudes semblent ajouter au poids et à la force des portes, diræ ferro et compagibus arctis claudentur belli porta. Dans le temple de Janus ainsi fermé, vous voyez le monstre de la guerre, furor impius, et après l'expression générale, en remontant de la place qu'il occupe, 1o la place même, sæva sedens super arma; 2o ses bras enchaînés derrière le dos, centum vinctus ahenis post tergum nodis: 3o ses grincements de dents et les contorsions de sa bouche ensanglantée, fremet, horridus, ore cruento: le genre d'harmonie et surtout le sifflement des s complètent l'effet poétique. Romanos rerum dominos gentemque togatam. Sic placitum. Veniet lustris labentibus ætas, |