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LIVRE SIXIÈME.

Les enfers devaient trouver place dans cette vaste galerie, où Virgile rassemble les objets les plus frappants de l'admiration des hommes et tout ce qui parle à l'imagination. Mais pour mieux sentir et concevoir l'effet et la beauté des nouveaux tableaux qu'il va nous offrir, n'oublions pas que dans le merveilleux continu de ce récit, fondé sur les idées religieuses de la Grèce et de l'Italie, les anciens voyaient moins la fiction, que la vérité embellie de tous les charmes de la poésie.

Il s'y joignait encore pour les Romains un autre intérêt plus flatteur et plus puissant. Lorsque, vers la fin du cinquième livre, Anchise renouvelle et complète les ordres d'Hélénus, il n'appelle Énée aux enfers que dans l'intention de lui faire connaître sa postérité, tum genus omne tuum, et quæ dentur mœnia disces (Voy. liv. 111, v. 440; liv. v, 731.). Le poëte raconte les obstacles que le héros franchit et les merveilles qu'il rencontre avant d'arriver à son père; mais le but véritable du récit, ce qui fait du sixième livre une partie de l'action romaine de l'Énéide, c'est le tableau magnifique de la postérité qu'Anchise révèle à son fils; et quand les Troyens, arrivés au terme de leurs voyages, vont entrer dans une nouvelle carrière de travaux et de dangers, Virgile ne pouvait mieux lier les deux parties principales de son poëme, et confirmer le but général de l'action, qu'en arrêtant ainsi les regards des Romains sur tous ces héros et sur cet empire dont Énée va préparer et fonder en Italie la gloire et la puissance.

Le poëte ne dit pas seulement que les Troyens débarquent à Cumes; mais il peint l'action: ce qui précède, obvertunt pelago proras, ce qui suit, quærit pars semina flammæ...; trois circon

SIC fatur lacrymans, classique immittit habenas,
Et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris.

Obvertunt pelago proras: tum dente tenaci
Anchora fundabat naves, et littora curvæ
Prætexunt puppes. Juvenum manus emicat ardens
Littus in Hesperium: quærit pars semina flammæ

:

stances de chaque côté le débarquement lui-même, juvenum manus emicat ardens littus in Hesperium; le sens, la place, l'harmonie des mots et la coupe font sentir l'ardeur et le mouvement des Troyens s'élançant sur cette terre désirée. Rien de vague; quelques traits donnent une idée précise et complète de l'action. Pour un fait admirablement peint dans le premier livre (v. 174), Virgile trouve encore une heureuse expression, semina flammæ abstrusa in venis silicis.

Si la Sibylle, sur une simple demande et sans aucun préambule, ouvrait à un mortel vivant les bouches de l'Averne, nous pourrions demander d'où lui vient ce pouvoir surnaturel, et quel dieu l'autorise à violer en faveur du Troyen l'ordre général? La première partie du sixième livre est consacrée à prévenir toute objection.

Nous avons déjà vu plusieurs oracles; mais Virgile a réservé pour celui-ci un tableau complet et sublime, qui, joint aux souvenirs imposants que rappelait aux Romains le nom seul de la sibylle de Cumes, domine l'imagination et ne laisse aucun doute sur le caractère divin de la prêtresse.

Dès le début, voyez toutes les expressions rassemblées pour inspirer une terreur religieuse, horrendæ sibyllæ, procul secreta, antrum immane, magnam mentem animumque. Le nom de Dédale annonce les merveilles de l'architecture, et suffit pour justifier cette magnificence qui frappe l'imagination. Dans le récit du voyage aérien, la beauté de la poésie égale la hardiesse de l'action, præpetibus pennis, ausus se credere cœlo, insuetum per iter, levis, tandem adstitit arce; observez l'accord de enavit avec cette belle métaphore que nous avons déjà vue, remigium alarum (liv. 1, v. 301). Enfin, partout la grandeur des expressions relève l'aspect imposant de l'édifice et des lieux où la sibylle rend ses

Abstrusa in venis silicis; pars, densa ferarum
Tecta, rapit sylvas, inventaque flumina monstrat.
At pius Æneas arces quibus altus Apollo
Præsidet, horrendæque procul secreta Sibyllæ,
Antrum immane, petit: magnam cui mentem animumque
Delius inspirat vates, aperitque futura.

Jam subeunt Triviæ lucos, atque aurea tecta.
Dædalus, ut fama est, fugiens Minoia regna,
Præpetibus pennis ausus se credere cœlo,
Insuetum per iter gelidas enavit ad Arctos,
Chalcidicâque levis tandem super adstitit arce.
Redditus his primùm terris, tibi, Phoebe, sacravit
Remigium alarum, posuitque immania templa.
In foribus lethum Androgeo; tum pendere pœnas
Cecropida jussi (miserum!) septena quotannis

oracles, posuit immania templa, et plus loin alta in templa, ingens in antrum, quò lati ducunt aditus centum, ostia centum (v. 41), magna ora domûs (v. 53), ostia domûs ingentia centum (v. 81). La description des tableaux concourt au même but; mais ce n'est pas la seule intention du poëte. En abordant la sibylle, Énée devrait l'informer de son nom, de ses malheurs, du motif qui l'amène. Pour éviter des discours qui n'apprendraient rien au lecteur, et pour arriver plus vite à l'objet important du récit, Virgile suppose qu'Achate va prévenir la prêtresse, et que le héros attend son retour dans le vestibule du temple. Mais afin de ne pas suivre Achate, dont la situation serait plus importante que l'inaction d’Énée, nous n'apprenons son message qu'au moment où il revient avec la sibylle. L'attente du héros se trouve alors figurée et ennoblie par la description des tableaux qu'il vient de parcourir avec nous, quin protinùs omnia perlegerent oculis, ni jam afforet Achates. Il est seulement fâcheux que cette idée ingénieuse ne soit qu'une répétition de l'admirable situation du premier livre (v. 449). - Ces tableaux crétois n'excitant pas au même degré l'intérêt et l'attention du prince troyen, le poëte les décrit avec moins de détails. Chaque sujet est l'origine, la cause ou la conséquence des malheurs de Dédale. Septena corpora natorum, au lieu de septem natos, annonce bien la pâture du monstre (Voy. liv. III, v. 623). Ce vers peint vivement le changement de la scène, contrà elata mari respondet Gnosia tellus. — Outre la justesse et la poésie de l'expression, remarquez dans chaque tableau le sentiment particulier qui l'anime, le dégoût et l'horreur qu'inspirent Pasiphaé et le Minotaure, Dédale compatissant aux douleurs d'une amante, l'émotion paternelle qui respire dans l'idée, dans l'apostrophe et l'harmonie de ces beaux vers, tu quoque magnam partem Icare....., bis patriæ cecidere manus : bis au lieu de ter est plein de vérité; si

Corpora natorum: stat ductis sortibus urna.
Contrà elata mari respondet Gnosia tellus :
Hic crudelis amor tauri, suppostaque furto
Pasiphae, mixtumque genus, prolesque biformis
Minotaurus inest, Veneris monumenta nefandæ;
Hic labor ille domûs, et inextricabilis error.
Magnum reginæ sed enim miseratus amorem
Dædalus, ipse dolos tecti ambagesque resolvit,
Cæca regens filo vestigia. Tu quoque magnam
Partem opere in tanto, sineret dolor, Icare, haberes.
Bis conatus erat casus effingere in auro,
Bis patriæ cecidère manus. Quin protinus omnia
Perlegerent oculis, ni jam præmissus Achates

le père avait la force de reprendre son ouvrage une troisième fois, il aurait celle de continuer.

Les transports de la sibylle sont distribués avec un art admirable dans les diverses parties du récit : cette figure domine partout, au commencement, au milieu, à la fin.—Il semblerait que la prêtresse ne doit sentir la présence du dieu qu'après le discours d'Énée et lorsqu'elle va répondre; mais instruite par Achate, et pressentant déjà l'assaut victorieux, son impatience, exprimée dans ses premières paroles, non hoc ista sibi tempus spectacula poscit, son empressement à conduire Énée dans le temple, l'étonnement du lecteur à la vue de l'antre sacré, excisum....., la rapidité même du récit, tout prépare l'impression subite et brusque du dieu sur la sibylle, Deus, ecce Deus. Dans le tableau de l'état de son corps, outre la grandeur progressive des images, non vultus, non color unus..., sed pectus anhelum..., nec mortale sonans, observez l'effet du nombre et de la variété des coupes, de la répétion de non, de cette diversité de temps ou de modes, mansére, tument, videri, afflata est. L'interruption des paroles ajoute encore à l'idée du désordre, et, dans les derniers mots de la prêtresse, cessas in vota precesque, Tros Ænea..., le ton du reproche et l'impatience exprimés par l'interrogation, par cessas et par la répétition de ce mot, achèvent de peindre l'état de son âme. La terreur des Troyens complète l'effet général. Peut-on mieux préparer le discours d'Énée? Pendant que le héros parle, nous savons que le dieu est là.

Afforet, atque unà Phœbi Triviæque sacerdos,
Deiphobe Glauci, fatur quæ talia regi:
«Non hoc ista sibi tempus spectacula poscit;
Nunc grege de intacto septem mactare juvencos
Præstiterit, totidem lectas de more bidentes. >>
Talibus affata Ænean (nec sacra morantur
Jussa viri), Teucros vocat alta in templa sacerdos.
Excisum Euboicæ latus ingens rupis in antrum,
Quò lati ducunt aditus centum, ostia centum,
Unde ruunt totidem voces, responsa Sibyllæ.
Ventum erat ad limen, quum virgo: «Poscere fata
Tempus, ait: deus, ecce deus. » Cui talia fanti
Ante fores, subitò non vultus, non color unus,
Non comptæ mansêre comæ; sed pectus anhelum,
Et rabie fera corda tument, majorque videri,
Nec mortale sonans, afflata est numine quando
Jam propiore dei. « Cessas in vota precesque,
Tros, ait, Ænea? cessas? neque enim antè dehiscent
Attonitæ magna ora domûs. » Et talia fata
Conticuit gelidus Teucris per dura cucurrit

C'est au Dieu lui-même qu'Énée s'adresse, Phoebe... Dans la première moitié du discours, chaque souvenir, chaque trait doit exciter l'intérêt et la pitié d'Apollon. Après le tableau de cette longue navigation, magnas obeuntia terras, tot maria, penitùsque repostas Massylum gentes..., jam tandem, Italiæ fugientis..., quels malheurs rappellent dans la bouche du Troyen ce vers si simple et si vrai, hàc Trojana tenùs fuerit fortuna secuta, et cette apostrophe aux Dieux ennemis de Troie, vos quoque, Dique Decque...! La seconde moitié du discours est consacrée à la sibylle que le poëte associe, pour ainsi dire, à la divinité d'Apollon, tuque, 6 sanctissima vates .., da Latio considere Teucros... Énée lui voue un temple comme au Dieu, tum Phœbo..., te quoque... L'un de ces vœux fait allusion au temple construit et aux jeux apollinaires institués par Auguste, l'autre aux vers sibyllins conservés dans le Capitole : ces souvenirs religieux consacrent encore le caractère de la sibylle aux yeux des Romains. —Sur les derniers mots, foliis tantum ne carmina manda, et sur l'attention de Virgile à ne pas contredire les traditions antiques, voyez le troisième livre, v. 443.

Dans ses premiers transports, la sibylle restait assez maîtresse d'elle-même pour entendre le discours d'Énée. Elle n'était qu'à l'entrée du temple, ventum erat ad limen, ante fores: elle ne sentait encore que le souffle du Dieu qui s'approchait, afflata est nu

Ossa tremor, funditque preces rex pectore ab imo:

་་

Phoebe, graves Troja semper miserate labores,

Dardana qui Paridis direxit tela manusque

Corpus in acidæ, magnas obeuntia terras
Tot maria intravi, duce te, penitusque repostas
Massylûm gentes, prætentaque Syrtibus arva;
Jam tandem Italiæ fugientis prendimus oras:
Hàc Trojana tenus fuerit fortuna secuta.

Vos quoque Pergameæ jam fas est parcere genti,
Dique Deæque omnes, quibus obstitit Ilium, et ingens
Gloria Dardaniæ. Tuque, o sanctissima vates,

Præscia venturi, da (non indebita posco

Regna meis fatis) Latio considere Teucros,
Errantesque Deos agitataque Numina Trojæ.

Tum Phobo et Trivia solido de marmore templum
Instituam, festosque dies de nomine Phoebi.

Te quoque magna manent regnis penetralia nostris :
Hic ego namque tuas sortes, arcanaque fata
Dicta meæ genti ponam, lectosque sacrabo,
Alma, viros. Foliis tantùm ne carmina manda,
Ne turbata volent, rapidis ludibria ventis:
Ipsa canas, oro. » Finem dedit ore loquendi.

At, Plochi nondum patiens, immanis in antro

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