précédents, ces nouveaux détails auraient moins d'importance, Virgile se contente de l'expression générale des actions funestes à la société. Le fondement et l'image de la société, c'est la famille le poëte philosophe énumère d'abord les crimes qui peuvent y porter le trouble et le malheur, la haine entre les frères, le mépris de l'autorité paternelle, l'égoïsme du parent avare, l'adultère, dont l'expression offre même le châtiment en ce monde, ob adulterium cœsi. Les institutions romaines autorisaient Virgile à placer ici l'infidélité du patron envers son client, fraus innexa clienti, et celle du client envers son patron, arma secuti impia, nec veriti dominorum fallere dextras; dans la lutte des plébéiens contre les patriciens, c'étaient le crime ordinaire et la source des guerres civiles de cette époque. Les détails suivants prouvent assez, qu'à moins de substituer exspendunt à exspectant, comme on l'a proposé, inclusi ne peut s'entendre que du premier moment où les coupables arrivent dans les enfers. Quant aux supplices, les détails ne sont pas plus nombreux. Le poëte les anime par deux traits particuliers, sedet, æternùmque sedebit infelix Theseus, Phlegyasque miserrimus... Il ne pouvait mieux terminer sa description du Tartare que par cette maxime et la leçon qui doit en résulter pour les mortels, discite justitiam moniti et non temnere Divos. Si Virgile n'a pas joint à sa première énumération les crimes qui attaquent la société tout entière, vendidit hic auro patriam..., et cette violation la plus hideuse des lois morales, hicthalamum invasit natæ..., c'est sans doute pour augmenter l'apparence du nombre et pour amener les trois derniers vers, dont l'intention principale est d'exprimer la quantité innombrable des crimes punis Hlc, quibus invisi fratres, dum vita manebat, Nec partem posuêre suis, quæ maxima turba est; Quam pœnam, aut quæ forma viros fortunave mersit. Hic thalamum invasit natæ vetitosque hymenæos : dans les enfers, si linguæ centum, oraque centum, ferrea vox, omnes scelerum formas, omnia pœnarum nomina. Le Tartare pouvait prêter à une description plus étendue. Mais il nous reste encore les Champs-Élysées à parcourir. Voulant tout renfermer en un seul livre, les proportions du poëme forcent Virgile à se borner. Au milieu des derniers détails, il règne déjà, dans les paroles de la sibylle, un ton d'impatience les mots suivants, sed jàm age, carpe viam..., acceleremus, achèvent de nous préparer à la promptitude avec laquelle nous passons devant le palais de Pluton, qui semblerait mériter une description particulière. L'offrande même du rameau d'or se trouve entraînée dans cette marche précipitée : le poëte se ménage l'espace nécessaire pour la quatrième et dernière partie des enfers. Quoique Virgile se hâte d'arriver au but important du sixième livre, il ne peut pas se dispenser de peindre la félicité des ChampsÉlysées et les récompenses de la vertu. Ce morceau va former au début une heureuse opposition avec la description du Tartare, et dans l'entrevue d'Anchise avec Énée, le poëte n'aura plus à s'occuper que de la postérité et des Romains. Les anciens ne connaissaient guère cette poésie dont les tableaux sans corps, et purement intellectuels, laissent trop souvent l'esprit errer dans le vague ou dans le vide. Leur religion même, en personnifiant tout, les avait accoutumés à ne concevoir que des réalités. Il n'est donc pas étonnant que Virgile se borne à peindre les plaisirs des Champs-Élysées par des images et des actions. visibles. Ce n'est point cette source intarissable de délices et de transports, que l'âme trouve sans cesse en elle-même, dans la contemplation de la vérité et dans la plénitude des perfections divines. Une poésie toute sensible ne devait pas atteindre à ces idées abstraites, que la religion chrétienne a rendues plus fami Non, mihi si linguæ centum sint oraque centum, Hæc ubi dicta dedit Phoebi longæva sacerdos : Moenia conspicio, atque adverso fornice portas, Corripiunt spatium medium foribusque propinquant. lières. Nous ne verrons dans l'Élysée, que des jeux, des plaisirs et des jouissances terrestres, dont les détails ont encore moins de charmes pour nous que pour les anciens. Cette félicité ne satisfait pas notre âme; et c'est la seule fois peut-être que nous voudrions, en conservant les principaux traits de Virgile, introduire pour un moment dans sa poésie le genre de quelques poëtes modernes. Ce qui peut l'excuser, c'est la brièveté nécessaire des détails, et la prompte arrivée d'Énée auprès d'Anchise, intention principale du récit actuel. - Quatre vers suffisent pour la description générale une cadence facile sans rapidité, le rapprochement et la douce répétition des mêmes voyelles, l'absence même de l'inversion, l'idée de la joie et du bonheur, jointe à chaque détail, locos lætos, amœæna vireta, fortunatorum nemorum, sedes beatas, cette poésie présente à l'oreille comme à l'esprit une image parfaite du calme et de la félicité. Jusqu'ici la sombre lueur des enfers éclairait à peine le fond du tableau ; maintenant, au milieu d'un air plus libre et plus abondant, nous sommes environnés d'une lumière aussi pure que brillante, largior æther, campos vestit, lumine purpureo, solem suum, sua sidera. Vient ensuite la description des plaisirs. Le poëte ne fait qu'indiquer les jeux et les combats de l'arène. Quatre vers sont consacrés à la musique, qui jouait un rôle important dans les réunions sacrées ou nationales. Observez les charmes de la cadence marquée par les mouvements du corps, pars pedibus plaudunt choreas..., et l'image de la musique même dans le personnage d'Orphée, dont les chants et la lyre en retracent avec tant de justesse et d'harmonie les moyens principaux, la voix et les instruments, obloquitur septem discrimina vocum, jamque eadem digitis, jàm pectine pulsat eburno. — Pour annoncer que les ombres peuvent conserver leurs goûts et jouir de leurs plaisirs terrestres, l'expression poétique y Devenêre locos lætos et amoena vireta : joint des idées de gloire ou de noblesse, quæ gratia currúm armorumque fuit vivis... Virgile ne nomme, parmi tous ces guerriers, que ceux dont la présence doit surtout réjouir Énée, ses propres aïeux nati melioribus annis, cette réflexion, vive et touchante, montre bien l'intention du poëte; il se garde d'attrister ces lieux de bonheur par la vue des ombres qui rappelleraient de pénibles souvenirs. Les vers suivants expriment d'une manière aussi poétique la réunion de tous les plaisirs des sens, vescentes, choro canentes, inter odoratum nemus, et pour le corps tout entier, la fraîcheur que supposent les détails, ce vers surtout, plurimus Eridani per sylvam volvitur amnis. Les vrais adorateurs des dieux et les bienfaiteurs de l'humanité, réunis dans ces champs fortunés, terminent noblement le tableau général. Observez que ces mots, ob patriam pugnando vulnera passi, présentent l'idée seule des blessures, et non pas celle de la mort. Parmi les délices des Champs-Élysées, les accents de la poésie charment les ombres : nous voyons d'ailleurs que Virgile n'a pas oublié les poëtes, quique pii vates et Phœbo digna locuti : maintenant, quel est ce personnage dominant avec majesté sur la foule qui l'environne? C'est Musée, c'est un poëte, Musæum..., medium nam turba... humeris exstantem suspicit altis. La facilité des vers, l'élégance du style et le genre des idées répandent sur les paroles de la sibylle et de Musée le calme et l'image du bonheur. Après Stant terrâ defixæ hastæ, passimque soluti Per campos pascuntur equi: quae gratia currùm Quos circumfusos sic est affata Sibylla, ་་ Quæ regio Anchisen, quis habet locus? illius ergo ces mots, hoc superate jugum, pour éloigner toute idée de peine, Virgile ajoute aussitôt, facili jàm tramite. Si Énée rencontrait Anchise parmi les autres ombres, il devrait peut-être s'arrêter plus longtemps dans ces lieux, qu'il parcourrait avec son père. Il serait d'ailleurs peu vraisemblable qu'Anchise, uniquement occupé de la pensée du poëte, conduisît aussitôt son fils sur les bords du Léthé : Virgile suppose donc qu'il s'y trouvait alors; et les détails des cinq premiers vers nous transportent si bien au lieu de la scène et dans le sujet, que, jusqu'à la fin du livre, aucune autre pensée ne semblera devoir occuper l'attention d'Anchise et d'Énée. Le poëte n'emploie que l'espace indispensable à la première effusion de la tendresse et de la joie paternelle et filiale. - Mettonsnous à la place d'Anchise; les mots nous présentent dans un ordre exact ses impressions successives et ses divers mouvements, tendentem adversum vidit, Enean, alacris, palmas tetendit, effusæ lacrymæ, vox excidit ore. Ces mots simples et vrais, venisti tandem, sont aussitôt relevés par l'énergie du sentiment qui conduit le héros auprès de son père, tua spectata parenti pietas, vicit iter durum. Ne partageons-nous pas la jouissance d'Anchise, en prononçant chacun des mots suivants, datur ora tueri, nate, tua, et notas audire et reddere voces ? Je ne m'étais pas trompé, sic equidem rebar; telle est la pensée toute simple, ennoblie par les détails, qui ajoutent encore à la vérité du sentiment, ducebam animo, tempora dinumerans, nec me mea cura fefellit. Les mouvements du style s'accordent avec ceux de l'âme, quas terras...; et, d'ailleurs, toutes ces exclamations font mieux sentir Incolimus sed vos, si fert ita corde voluntas, : Hoc superate jugum, et facili jam tramite sistam. » Vicit iter durum pietas! datur ora tueri, |