même en faveur de Turnus sa puissante protection: c'est la pensée qui détermine l'esprit et la forme du discours. Sans laisser entrevoir l'intérêt de sa vengeance contre Énée, Junon ne parait faire cette démarche que par amitié pour Juturne. Sa haine connue pour les amantes de Jupiter pouvant laisser quelque doute, elle se sert de cet outrage pour lui prouver son dévouement, animo gratissima nostro, scis te cunctis unam... Elle eût cru mériter ses reproches en ne l'instruisant pas du malheur qui la menace, disce tuum, ne me incuses..., dolorem. C'est même à cette amitié qu'elle semble attribuer sa protection antérieure.. Turnum et tua mania texi. Mais il s'agit maintenant de combattre le destin, nunc juvenem... imparibus fatis...: peut-on exiger d'elle cet excès de dévouement? Il suffit sans doute du sentiment d'intérêt qui respire dans son inaction, non pugnam adspicere....... possum. Une sœur pourrait oser davantage, tu pro germano si quid... audes; elle le doit même, decet. - L'état de Juturne à cette nou velle, et l'éclat de sa douleur, beaucoup plus vive que celle de Junon, viennent à l'aide du raisonnement..., lacrymas..., terque quaterque... pectus... - Junon insiste alors, non lacrymis hoc tempus,.., accelera et fratrem...; elle enseigne les moyens de salut..., conceptum excute fœdus; enfin c'est la reine des dieux qui donne le conseil, auctor ego audendi. Observez enfin la sagesse du poëte, qui laisse Juturne dans une perplexité dont l'occasion seule achèvera de la faire sortir, reliquit incertam... Extemplo Turni sic est affata sororem, Diva deam, stagnis quæ fluminibusque sonoris << Nympha, decus fluviorum, animo gratissima nostro, Perge; decet forsan miseros meliora sequentur. » 3o 161-215. Le traité et les serments d'Enée et de Latinus. La solennité du récit et des discours ajoute encore à l'importance de l'action. L'arrivée des rois est d'abord annoncée avec dignité par ces détails poétiques, ingenti mole..., quadrijugo curru... aurati bis sex radii..., solis avi specimen, bigis Turnus..., bina manu..... : Énée l'emporte encore sur son rival, sidereo flagrans clypeo et cœlestibus armis, romanæ stirpis origo, magnæ spes altera Roma; rien de plus imposant aux yeux des Romains. - Dans le sacrifice et dans les discours, les anciens retrouvaient leurs cérémonies religieuses embellies par la poésie : nous pouvons du moins y sentir encore la majesté de l'ensemble et la netteté des détails. Considérons en même temps les deux discours: 1o Le choix des dieux attestés par chaque roi, n'est pas indifférent à l'action ni aux deux peuples. Observez surtout du côté d'Énée ce souvenir de ses droits et de ses travaux, hæc mihi terra... quam propter..; la prière à Junon plus vive et plus pressante, et tu... jàm melior, jàm...; en s'adressant au dieu Mars, ces paroles dignes du vainqueur et des Romains ses descendants, cuncta tuo qui... sub numine torques; enfin, la réunion des dieux de la terre, du ciel et de la mer, fontesque.., ætheris.., cæruleo... Le langage de Latinus a moins de majesté, hæc eadem, terram, mare, sidera juro. 2o D'un côté, si fors victoria Turno, de l'autre, sin nostrum annuerit nobis Incertam, et tristi turbatam vulnere mentis. Et pater omnipotens, et tu, Saturnia Juno, Jam melior, jam, diva, precor; tuque, inclyte Mavors, victoria Martem; la différence de l'expression fait sentir la confiance de la victoire, mais d'une manière conforme au caractère religieux du héros..., et potiùs Dí numine firment. En parlant de l'issue du combat, Latinus, qui ne peut exprimer son penchant pour les Troyens, se contente de dire, quò res cumque cadent. 3o Les conditions de la paix et la modération d'Énée ajoutent encore à la noblesse de ses paroles, non ego nec Teucris..., paribus se legibus ambæ invictæ gentes... Les derniers mots doivent plaire à Latinus, urbique dabit Lavinia nomen. Il est inutile que le roi des Latins répète les conditions du traité; le poëte y supplée dans son discours par le serment, dont la forme antique convient à son âge, et par la beauté poétique des détails, nunquàm fronde levi.., matre caret... 4o 216-265. L'action de Juturne sur l'armée de Turnus. Quoique les caractères impétueux soient sujets à passer d'un excès à l'autre, on ne saurait justifier Virgile d'avoir ainsi dépeint Cedet Iulus agris, nec pòst arma ulla rebelles Sic prior Æneas; sequitur sic deinde Latinus, Talibus inter se firmabant foedera dictis, Turnus arrivant au lieu du combat, incessu tacito..., suppliciter, demisso lumine, tabentesque genæ, in corpore pallor. Est-ce là ce héros dont nous venons de voir la résolution et les emportements? Il est vrai qu'après tant de preuves signalées de sa valeur et de sa confiance, Turnus reconnaissant tout à coup sa faiblesse à la vue de son rival, et son armée tout entière portant le même jugement, le poëte semble donner à Énée une grandeur immense. Mais un héros, dans nos mœurs surtout, ne tremble jamais, même en présence de la mort. Le caractère de Turnus se dément; il s'abaisse à nos yeux, et ce n'est pas agrandir Énée que de faire son rival plus petit. Avec le plan que Virgile s'est tracé, cette faute devenait peut-être inévitable. En effet, si Turnus se présente au combat avec confiance et dans l'attitude du courage, si l'extérieur des deux héros n'annonce pas l'évidente supériorité du Troyen, les Rutules jugeront-ils le combat inégal, impar ea pugna..., non viribus æquis? Juturne déguisée leur dira-t-elle que Turnus sera vaincu, et qu'ils vont devenir les sujets des Troyens? Il n'y a que cette persuasion qui puisse leur faire engager la bataille. Enfin, comme nous verrons dans la suite, si Turnus conservait son caractère et les élans de sa fureur, l'engagement général serait bientôt terminé par la rencontre des deux héros. On conçoit donc que Virgile ait pu commettre cette faute; mais elle n'en existe pas moins, et elle nuit beaucoup à l'effet du douzième livre. Juturne montre d'abord l'avantage des Rutules sur les Troyens. Peut-elle l'exposer plus vivement que par cette question, et par le parallèle qui sert de réponse, numerone an viribus æqui non sumus, en omnes et Troes et Arcades... vix hostem...? Quel effet doit Jamdudum, et vario misceri pectora motu: Tum magis, ut propiùs cernunt, non viribus æquis. Non sumus? En omnes et Troes et Arcades hi sunt, Vix hostem, alterni si congrediamur, habemus. produire, d'un côté l'expression magnifique du dévouement et de la gloire du héros, ille quidem ad Superos.., de l'autre la honte et l'esclavage des Rutules exprimés presque dans chaque mot, nos, patriâ amissá, dominis parere superbis cogemur, qui nunc lenti..! Jusque-là, le poëte ne présente que les sujets de Turnus : le sentiment qu'ils éprouvent paraît plus naturel. Mais on sait avec quelle rapidité la passion se communique et s'accroît, jam magis atque magis... Les Latins eux-mêmes se laissent entraîner, ipsi Laurentes mutati... C'est si bien l'infériorité de Turnus qui frappe les esprits, que Virgile répète encore cette idée, Turni sortem miserantur iniquam. Au milieu de cette agitation, il suffit qu'un fait inattendu survienne, et que quelqu'un commence, la foule suivra. Le moyen employé par le poëte est tout-à-fait dans le goût des anciens, et s'accorde avec leurs idées religieuses, his aliud majus Juturna... 1o L'aigle poursuit les cygnes; 2° il enlève un des oiseaux qui fuient ; 3° les cygnes à leur tour poursuivent l'aigle; 4° celui-ci lâche sa proie. Cette succession de faits si distincts et si bien peints présente une action aussi claire pour nous que pour les spectateurs dont l'attention si vivement annoncée, arrexére animos, complète à nos yeux le tableau et son effet principal. Le courage extraordinaire des cygnes et le merveilleux de l'action contribuent à frapper les esprits, mirabile visu : cependant, pour rendre la victoire moins invraisemblable, Virgile insiste sur le nombre, æthera obscurant pennis, factâ nube premunt; l'aigle lui-même est embarrassé par sa proie, ipso pondere Ille quidem ad Superos, quorum se devovet aris, Jam magis atque magis, serpitque per agmina murmur. Qui sibi jam requiem pugnæ rebusque salutem Ætheraque obscurant pennis, hostemque per auras Factâ nube premunt; donec vi victus et ipso |