remplit l'âme de l'idée de grandeur, la troisième fois surtout, lorsqu'on voit ensuite la cime couverte de neige, et l'Apennin, qui jusqu'à la fin du vers semble s'élever avec ces mots, se attollens pater Apenninus ad auras !-Pour augmenter l'intérêt et la majesté du spectacle, le poëte fait cesser la bataille, et fixe sur les deux héros les yeux des deux armées, et de cette multitude, que les détails font paraître encore plus nombreuse, jàm vero et Rutuli, et Troes, et omnes... La grande pensée qui termine, et que Virgile prête au roi Latinus, achève de frapper l'imagination, stupet ipse Latinus, ingentes genitos diversis partibus orbis, inter se coiisse viros... · Homère n'aurait pas manqué de faire assister les dieux à ce combat, et c'est le moyen que Virgile lui-même a déjà employé, pour agrandir ce genre de tableau; mais Junon devant ici renoncer à sa haine et à la victoire, les témoins rendraient le sacrifice plus pénible à son orgueil, et moins vraisemblable; nous la verrons plus loin seule avec Jupiter. Cinquième partie de la bataille : le combat des deux héros et le dénouement complet du poëme. Si comme dans la plupart des combats précédents, l'un des héros succombait sous le premier coup de son rival, le récit ne répondrait pas au besoin de l'imagination; il faut que l'action soit proportionnée à l'importance du résultat. Ce n'est pas que le poëte insiste sur les détails matériels. Les anciens s'exerçaient beaucoup moins à manier l'épée qu'à lancer la flèche ou le javelot. Nous ne voyons pas figurer l'escrime au nombre des nobles jeux de l'arène, destinés à former les Grecs aux travaux de la guerre, et les Romains avaient abandonné aux gladiateurs un art, qui ne s'est introduit et perfectionné chez les modernes qu'avec la coutume barbare des duels; car il n'est vraiment utile que dans les combats singuliers. Ainsi l'adresse des guerriers antiques prolonge moins la lutte, que la force de leurs coups n'en hâte la fin, et les héros de l'Arioste et du Tasse auraient sous ce rapport un grand avantage sur ceux d'Homère et de Virgile. Parmi les cent Quum fremit ilicibus, quantus, gaudetque nivali quatre-vingt-dix vers consacrés au combat d'Énée et de Turnus, nous en trouverions vingt au plus destinés à peindre les coups portés ou parés par les deux héros. Virgile varie l'action d'une manière plus intéressante; et, comme il convenait au dénouement, il songe surtout à frapper l'imagination. Dès le debut, et dans le tableau du premier choc, observez la grandeur des expressions et des images, ut... patuerunt..., invadunt Martem, dat gemitum tellus, Tros Æneas, Daunius heros, ingens fragor..., et tel est encore le genre et l'effet des principaux détails de la comparaison: 1o le lieu de la scène et l'image générale du combat, ingenti Silâ, summo Taburno... conversis in prælia... frontibus...; 2o l'effroi des spectateurs et leur incertitude, pavidi cessére magistri, stat pecus omne metu mutum, mussantque... quis nemori imperitet; 3o les efforts des taureaux, illi inter sese multâ vi..., l'image et l'effet des coups qu'ils se portent, cornuaque obnixi infigunt, sanguine largo..., la terreur que l'harmonie des derniers mots semble porter au-delà du théâtre de l'action, gemitu nemus omne remugit. Enfin, pour annoncer qu'entre les deux héros la victoire reste en balance, quoi de plus grand que cette image de Jupiter, Jupiter ipse duas æquato examine..., et fata imponit...? A la vue du fer ainsi levé sur Énée, altè sublatum... consurgit.., et retombant avec le rejet, et ferit..., nous partageons l'anxiété des deux armées, exclamant Troes.., arrectæque.., et tout à coup Atque illi, ut vacuo patuerunt æquore campi, Stat pecus omne metu mutum, mussantque juvencæ Cornuaque obnixi infigunt, et sanguine largo Colla armosque lavant; gemitu nemus omne remugit : Concurrunt clypeis: ingens fragor æthera complet. Quem damnet labor, et quo vergat pondere lethum. le sentiment du danger se reporte sur Turnus lui-même, perfidus ensis...deserit..., ni fuga...Il semble que les armes des héros doivent être sans défaut, comme leur courage et leur bras sans faiblesse. Les détails suivants justifient l'erreur de Turnus, præcipitem, dum tre · pidat, rapuisse... Le poëte réserve pour le dernier trait l'expression la plus pittoresque de l'arme brisée, cette comparaison, glacies ceu futilis, le verbe, dissiluit, ce tableau, fulvâ resplendent fragmina arena.- Un guerrier désarmé par un accident imprévu, qu'on ne peut attribuer à sa faiblesse ou à sa lâcheté, ni à la force ou au courage de son adversaire, doit-il lui tendre la gorge ? C'est un de nos préjugés chevaleresques. Les anciens ne devaient pas plus que nous approuver Hector fuyant tout armé devant Achille, avant même d'avoir commencé le combat; mais Turnus a déjà combattu; c'est son courage qui le livre à la discrétion de son ennemi; il fuit, mais pour revenir; il demande à grands cris son épée, Rutulos... increpat..., notumque efflagitat ensem. Un poëte moderne n'aurait pas hasardé une situation contraire à nos mœurs; mais Virgile qui ne connaît que son siècle, fait de la fuite de Turnus un moyen de variété et d'intérêt pour le lecteur, que la cause Frangitur, in medioque ardentem descrit ictu; Ut capulum ignotum dextramque adspexit inermem. Ergo amens diversa fugâ petit æquora Turnus; Cervum, aut punicea sæptum formidine pennæ, Ille autem, insidiis et ripâ territus altà, Mille fugit refugitque vias; at vividus Umber des deux héros tient en suspens, comme les témoins de l'action. De son côté, Énée devrait-il ainsi profiter du malheur de son rival, mortem... minatur..., si quisquam...? Mais consultez encore une fois la raison. Pourquoi faire un crime au héros de ne pas laisser échapper un ennemi qu'il veut et qu'il doit tuer? Lui est-il permis de remettre en question la fortune de son peuple, que le combat décide? D'ailleurs il ne faut pas disputer sur le point d'honneur, qui ne dépend souvent que des idées et des préjugés de l'époque; chaque âge a le sien. Si les modernes ont pour eux la noblesse du sentiment, les anciens avaient le droit et la raison: c'en est assez pour croire que dans ce récit Virgile ne blessait pas le goût de son siècle. - Il ne craint pas même d'insister sur les détails de la fuite, et de la prolonger à nos yeux. Après l'expression générale, ergò amens diversa..., le style figure d'abord les détours de Turnus, et nunc hùc, indè hùc...: le tableau des lieux complète l'idée du danger, undique enim... Teucri, atque hinc palus... Comme Énée ne doit être en rien inférieur à son rival, Virgile excuse sa course moins rapide, tardata sagittâ... genua impediunt..., et plus loin, saucius instat : encore le voyons-nous sur le point d'atteindre Turnus..., trepidique pedem pede fervidus urget. Observons surtout dans la comparaison, d'un côté le cerf qui ne peut échapper..., ripâ territus altâ, et les détours de sa fuite légère, mille fugit, refugitque vias, de l'autre le chien, que l'ordre des mots nous peint sur sa proie, la gueule ouverte, hæret hians, et croyant déjà la tenir, jam jamque tenet..., jusqu'au moment où l'action figurée par ces mots, increpuit malis, a pour l'animal trompé ce résultat si bien peint, morsu elusu inani est. Les deux vers suivants achèvent de donner à la scène la grandeur convenable, tùm vero exoritur clamor..., de même qu'en terminant, ces mots font sentir l'importance de la fuite et de la course, neque... ludicra petuntur præmia, sed Turni de vitâ et sanguine certant. Æneas mortem contrà præsensque minatur Exitium, si quisquam adeat, terretque trementes, Pour arrêter la fuite, et renouveler le combat, il faut rendre une arme à Turnus, ce qui devient impossible tant que son ennemi le poursuit de si près. Le poëte suppose donc, que ne pouvant atteindre le Rutule avec l'épée, Énée a recours au javelot....., telo sequi quem prendere cursu non poterat. On trouve à la fois dans ce récit le merveilleux et la simple vraisemblance: 1o le merveilleux; le lecteur devant croire le dieu Faune favorable à Énée (liv. VII, v. 96), il fallait une raison pour qu'en ce moment il lui devînt contraire: tel est le but des détails élégants sur l'olivier consacré à ce dieu, et abattu par les Troyens, fortè sacer foliis..., servati ex undis ubi..., stirpem Teucri... sacrum sustulerant... : la prière de Turnus, et ce qu'il ajoute dans le même sens, en s'adressant à la terre, achève de justifier l'intervention de Faune, Faune..., tuque terra..., vestros honores......: 2o la simple vraisemblance; rappelez-vous cette circonstance, pro cursu rapido, conjectis eminus hastis (v. 711): maintenant Énée va reprendre le javelot; mais lancé avec tant de force, il s'est enfoncé profondément dans la racine de l'olivier, hùc impetus illam..., lentâ in radice tenebat. Si le héros tirait le bois du javelot, il s'exposerait à laisser le fer dans l'arbre; on sait que le fer ne tenait presque pas au bois du javelot et de la flèche. Il se baisse donc, incubuit, et saisit le fer même, voluitque manu convellere ferrum; l'action est beaucoup plus faible, et l'on sent que les efforts peuvent être longtemps inutiles; le poëte en peint la grandeur et la durée dans ces trois vers, et presque dans chaque mot, namque diù luctans..., lentoque..., viribus haud ullis, nititur acer et instat. Ainsi Juturne a le temps d'apporter à son frère l'épée de Daunus. L'intervention de Vénus en faveur de son fils n'est pas moins naturelle. Enfin les deux héros recommencent le combat avec un Sustulerant, puro ut possent concurrere campo. |