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CONCLUSION.

Une vérité incontestable, et que tout admirateur de Virgile sera forcé d'avouer, c'est qu'après avoir trouvé l'Énéide presque parfaite d'un bout à l'autre, nous ne restons pas aussi pleinement satisfaits qu'après la lecture de l'Iliade ou de la Jérusalem délivrée. Il s'agit d'en découvrir la cause et d'en expliquer la raison.

Nous avons reconnu dès le principe que le but général de l'action est la fondation de l'Empire romain. En effet depuis la dernière nuit de Troie, où Énée reçoit l'ordre d'aller en Occident fonder un puissant empire, jusqu'à la dernière bataille, où Junon lève enfin l'obstacle insurmontable de sa haine, Rome est partout l'idée première du poëte; soit lorsqu'il jette la flotte troyenne sur la côte d'Afrique, pour mettre aux prises Rome et Carthage, qui dès lors se disputent le monde; soit lorsque repoussé par les peuples conjurés, Énée combat dans le pays même où sa postérité doit commander à la terre. Les principaux détails nous reportent vers la même idée. Jupiter a d'abord fixé nos regards sur la gloire et la puissance de Rome. C'est le but que présentent aux travaux du héros les oracles qu'il consulte, la plupart des dieux qui secondent l'action, et, jusque dans les enfers, les noms et la vue même des plus illustres Romains. De son côté l'Italie était dans l'attente d'un peuple étranger, dont les descendants unis aux Latins régneraient sur l'univers. Parmi les antiques souvenirs du sol de Rome, où nous sommes conduits avec le héros, tout nous parle de la ville éternelle. Enfin sur son bouclier même, Énée porte au milieu des combats les destins de sa postérité. Il était impossible de mieux fondre dans l'action et de mieux développer la grande pensée du poëme.

Mais le malheur de cette pensée, malgré toute sa grandeur, c'est qu'elle n'est, pour ainsi dire, que la pensée du poëte. Virgile ne pouvait pas, quatre siècles avant l'existence de Rome, prêter à Énée et aux Troyens l'intention formelle de jeter en Italie les

fondements de l'Empire romain, comme le Tasse à Godefroy et aux chrétiens le projet de délivrer la ville sainte et le tombeau de Jésus-Christ. Aussi ne voyons-nous presque jamais Énée, occupé d'un avenir si lointain, tendre directement à l'accomplissement des hautes destinées de sa race. Le but de l'action devait pour lui se borner à donner une patrie à son peuple; et le poëte est presque toujours forcé de ne présenter sa pensée merveilleuse que dans les révélations des Dieux, des ombres et des oracles.

Ainsi, quoiqu'aux yeux du lecteur, l'établissement en Italie doive avoir pour résultat la fondation de Rome, le projet des personnages en action ne s'étend pas aussi loin, et l'intérêt se resserre avec leurs pensées et leurs vœux. Le but national du poëte et la perspective de l'empire du monde ajoutent à l'importance du sujet : les Romains devaient y trouver un charme particulier; et n'oublions pas que Virgile travaille pour les Romains: mais par rapport à nous, il aurait jugé lui-même que cette vue répétée de l'avenir, et le plus souvent sans enthousiasme et sans passion de la part d'Énée et des Troyens, nuit à l'intérêt véritable, dont l'action présente pouvait seule être le mobile réel et constant.

Considérons maintenant cette action, et pour en mieux concevoir la nature et l'effet général, jetons un coup d'œil sur la première moitié de l'Odyssée, où, comme dans les six premiers livres de l'Énéide, le héros erre de mers en mers, avant d'arriver au terme de ses voyages. Homère nous peint d'abord, dans l'île même d'Ithaque, le besoin du retour d'Ulysse. Les douleurs et les larmes d'une épouse fidèle, l'amour d'un fils courant à la recherche de son père, nous ont vivement intéressés au but principal de l'action : et quand le héros paraît, nous le voyons lui-même attiré vers sa patrie par les sentiments les plus chers; au point qu'il leur sacrifie l'immortalité que lui promet une déesse. Dans l'Énéide, au contraire, les Troyens ne sont appelés en Italie que

par

la voix des Dieux : aucun des sentiments qui remuent l'âme, ne tient nos yeux fixés sur le rivage qu'ils poursuivent. Quand Énée donnerait à son peuple une autre patrie, ses regards et les nôtres se porteraient-ils avec regret vers une contrée qu'il ne connaît pas, et où la fortune n'attend sa postérité que dans quelques siècles? Ne semble-t-il pas se refuser lui-même à ses destins? Il consentirait à s'établir dans la Thrace, dans l'île de Crète, à Carthage. L'intérêt devient plus animé et plus soutenu, lorsque, arrivé en Italie, Énée, sûr de ses projets et de ses vœux, agit et combat dans le pays qui sera sa patrie ou seulement son tom

beau; mais le besoin de s'établir dans cette contrée n'est pas encore une de ces vives passions, communes à tous les cœurs, et facilement partagées, qui deviennent l'âme d'une action et la source d'un grand intérêt, pour tous les hommes, chez tous les peuples et dans tous les temps.

Ainsi le but présent des aventures d'Énée, faute d'une passion générale qui anime tout le récit, ne suffit pas plus que la perspective lointaine de Rome, pour tenir le lecteur en haleine, et lui inspirer à chaque instant ce vif désir d'aller en avant, qui ne se trouve entièrement satisfait qu'en arrivant au terme. Cette langueur de l'intérêt général, inhérente à la nature du sujet, contribue beaucoup à refroidir le lecteur. Virgile ne pouvait y suppléer que par l'intérêt particulier des principaux détails de l'action; mais ici nous allons trouver un autre défaut, qu'on doit imputer au poëte seul.

Dans un récit fait pour plaire, la partie matérielle est assez indifférente en elle-même les faits n'agissent sur nous que par leur action réelle ou présumée sur les personnages, et le génie du poëte consiste surtout à créer un certain nombre de ces figures animées, qui donnent la vie au récit par l'énergie et la variété des sentiments et des passions qu'elles retracent. Ce n'est pas ce qui manque à l'Énéide. On y trouve autant de figures à caractères que dans tout autre poëme. Elles sont bien déterminées, et assez prononcées, pour qu'après la lecture, chaque nom nous rappelle, avec la physionomie du personnage, le genre de sentiment et d'action qui le distingue.

Mais ce qu'on peut reprocher à Virgile, c'est de ne pas soutenir ses personnages dans une action prolongée. Nous ne parlons point de Junon, de Vénus, de Jupiter, dont l'action commence et peut seulement finir avec le poëme. Dans l'emploi des êtres merveilleux, le poëte songe surtout à l'embellissement du récit épique : quoique leurs passions et leurs faiblesses les rabaissent souvent jusqu'à notre nature, nous y trouvons plutôt un intérêt d'imagination, qui ne s'adresse pas aussi directement à l'âme que celui qui résulte pour nous des passions, des infortunes ou des prospérités de l'homme. Mais dans l'action de l'Énéide, les personnages humains changent trop souvent; et l'intérêt qui tombe ou change avec les divers rôles, ne fait que se renouveler sans cette progression, qui seule nourrit et soutient la curiosité jusqu'au dénouement.

Didon meurt au quatrième livre, et l'intérêt individuel qu'elle excite s'éteint avec elle, sans qu'aucun autre personnage le fasse

renaître avant le septième, où nous voyons paraître Latinus, Amate et Turnus. Virgile a tiré parti de la faiblesse du roi des Latins; mais ce n'est pas un de ces caractères qui puissent intéresser et plaire. La passion et les fureurs de la reine promettent d'abord davantage; mais le poëte se fait scrupule de montrer en action contre Énée la mère de Lavinie: elle ne reparaît que pour mourir. Turnus est le caractère le plus fort de cette partie de l'Énéide : il suffit pour donner à la lutte de l'Italie contre les Troyens la grandeur épique; mais son rôle n'est pas soutenu jusqu'au bout: en cherchant à reculer la rencontre des deux héros, le poëte ne semble-t-il pas embarrassé de sa création ? Une foule de personnages secondaires, Sinon, Laocoon, Priam, Andromaque, les athlètes du cinquième livre, la Sibylle, et beaucoup d'autres, n'appartiennent qu'à l'action particulière où ils figurent. Nisus et Euryale, que nous avons entrevus dans les jeux, ne forment ensuite qu'un épisode. L'intéressant Pallas, le pieux Lausus ont à peine le temps de se montrer. L'horrible Mézence trouve une fin digne de ses forfaits, mais il ne paraît que dans une bataille. Camille, dont le Tasse a fait sa Clorinde, n'agit, pour ainsi dire, qu'une fois, et périt aussitôt. Chacun des récits, que ces personnages animent de leur présence, est parfait; mais si l'intérêt, qui s'attache à leurs rôles, se répandait sur d'autres parties de l'action épique, l'intérêt général plus soutenu, sans être moins varié, ne laisserait-il pas une impression d'ensemble plus complète et plus durable?

Énée reste donc le seul personnage important que Virgile maintienne en action dans toute l'étendue du poëme. C'est un héros parfait, trop parfait peut-être : nous aimerions mieux avoir à lui pardonner quelques passions et moins de vertus. Il est vrai qu'il remplit exactement son rôle : avec son caractère de tradition, le pieux Énée est partout ce qu'il doit être; mais il ne suffit pas pour soutenir l'action; et la raison, c'est que les parties principales de l'action l'écrasent.

Outre la pensée nationale du poëme, considérez les divers sujets dont il se compose, c'est-à-dire la partie principale de chaque livre les ancêtres des Romains jetés par la tempête à Carthage; la ruine de Troie; un récit de voyages; cet amour tragique, d'où naît la rivalité de Rome et de Carthage; la description des jeux antiques; la descente aux enfers; le soulèvement des peuples d'Italie; la vue du sol futur de Rome; enfin la guerre, dont les quatre derniers chants nous offrent toutes les variétés ; l'attaque d'un camp; une bataille d'infanterie; un engagement de cavalerie; la

réunion de tous les genres de combat dans une seule bataille. Voilà sans doute une belle carrière ouverte au génie du poëte! Mais avant de se tracer un plan si favorable aux merveilles de la poésie, Virgile a-t-il consulté son héros? Ne s'est-il pas fait de son poëme une vaste galerie, où se placent en ordre les tableaux que la vue générale du sujet a présentés à son imagination? En remontant ainsi à la conception première, on trouvera peut-être que le poëte ne s'est pas assez oublié lui-même. Le plan de l'Énéide n'est pas un plan d'inspiration héroïque au lieu d'être entraînés par l'action, nous sentons presque partout la main du poëte. Tout entier à l'objet particulier de chaque livre, tout plein de sa pensée présente, il crée ou fait agir ses personnages suivant ses besoins du moment; et de cette manière, rien de plus facile que d'expliquer le reproche fait au caractère d'Énée. Son action étant presque toujours subordonnée dans chaque partie à la pensée de Virgile, l'esprit s'arrête à peine sur sa personne : le héros reste au-dessous des sujets pour lesquels le poëte l'emploie. Ces divers sujets ainsi traités forment des récits admirables; mais plus ils sont beaux et brillants par eux-mêmes, et plus ils sont répétés, plus le caractère d'Énée devient pâle, et s'efface, pour ainsi dire, sous les beautés qui s'emparent de notre imagination.

S'il est vrai, qu'avant de mourir, Virgile ait ordonné de jeter au feu le fruit de tant de veilles et de génie, je ne doute point que sa réprobation ne tombât sur le corps entier du poëme : ce qui s'accorderait avec cette autre tradition, qui rapporte que l'Énéide ne doit son nom qu'à ses éditeurs; jusqu'au dernier moment, Virgile n'avait su comment en retracer par le titre le sujet et l'effet général. Voyez-le ramenant sur son épopée ses regards mourants. Que deviennent alors les détails, qui pouvaient seuls, à ses yeux comme aux nôtres, en effacer tous les défauts? Il n'aperçoit plus que cet ensemble qu'il s'est reproché tant de fois il n'y trouve pas la vie, qui, animant chaque partie, devait, suivant son plan, pour animer également le tout, partir d'un point commun, tel que la pensée de Rome, ou se répandre du cœur du héros dans tous les détails de l'action. Avec la justesse et la régularité de sa brillante imagination, avec ce goût exquis et cette pureté de sentiments qui tant de fois l'ont conduit si près de la perfection idéale, se complaira-t-il en présence de son ouvrage, lorsque tant de beautés, séparément pleines de vie et de chaleur, ne lui semblent plus former qu'un corps inanimé et sans mouvement? C'est surtout alors que ses scrupules, ses remords se réveillent et la mort le

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