Polydore en dit assez pour faire connaître la cause et le genre de sa mort; mais le poëte craignant que le lecteur ne se prête pas longtemps à la fiction, aime mieux faire raconter par Énée ce que la renommée doit lui avoir appris. L'infortune et les vaines précautions de Priam excitent la pitié, auri cum pondere magno infelix... L'indignation anime l'expression de la perfidie et de la scélératesse, ille ut opes fractæ..., res Agamemnonias...: observez surtout la violence de ces mots, fas omne abrumpit, obtruncat, auro vi potitur. La maxime suivante est commune; mais quelle force et quel éclat ne lui donnent pas l'apostrophe et l'interrogation, l'épithète et la métaphore, quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames! La description des funérailles est proportionnée à l'étendue et au genre du récit qu'elle termine. Les détails principaux y sont présentés avec concision et dans un ordre parfait. Rien n'est plus touchant, dans les cérémonies funèbres des anciens, que la dernière circonstance et l'illusion qu'elle suppose, magnâ supremum voce ciemus. Les Troyens se remettent en mer au printemps de l'année suivante, ubi prima fides pelago... C'est la troisième année depuis la prise de Troie. Externum tulit, aut cruor hic de stipite manat. Tum verò ancipiti mentem formidine pressus Threïcio regi, quum jam diffideret armis Le nom d'une ville de Crète donnait à croire qu'elle avait été fondée par Énée : son séjour à Délos était uue autre tradition remarquable. Virgile suppose donc qu'Énée se rend dans l'île favorite d'Apollon pour y consulter l'oracle. La réponse du dieu, faussement interprétée par Anchise, conduit les Troyens dans la Crète; et là une nouvelle révélation apprend enfin au héros que l'Italie est l'unique but de ses travaux. Par cette combinaison, les deux traditions se trouvent conservées, et l'intention principale du poëte remplie. Car en partant de l'île de Crète, il était bien difficile de laisser encore les Troyens voguer au hasard vers l'occident. Il fallait d'ailleurs que leur incertitude fût fixée avant leur arrivée en Épire et en Sicile, où ils trouveront des compatriotes prêts à les accueillir. Dans les détails sur l'île de Délos, le poëte songe surtout au dieu qu'Énée vient y consulter, sacra... tellus... quam pius Arcitenens. Après avoir vu l'île d'abord errante, oras circum..., ensuite fixée, Gyaro... revinxit, observez dans le dernier vers l'image de sa sécurité actuelle, immotamque coli dedit, et contemnere ventos. Énée ne doit faire que le récit de ses aventures. Loin de reprocher à Virgile de n'avoir pas tiré un meilleur parti de tant de lieux fameux, admirons le goût du poëte, qui, ne prenant jamais la place de son héros, sacrifie à la raison l'éclat des descriptions, des récits et des allusions, que lui offraient toutes les îles et tous les rivages, dont les noms seuls rappelaient une foule de souvenirs historiques et religieux. La vive expression et la répétition de l'idée principale rendent la prière d'Énée pressante, da propriam..., da mœnia..., quem Inde, ubi prima fides pelago, placataque venti Dant maria, et lenis crepitans vocat Auster in altum, Provehimur portu; terræque urbesque recedunt. Occurrit; veterem Anchisen agnoscit amicum: Da propriam, Thymbree, domum da monia fessis, sequimur..., da, pater, augurium... Le mouvement et le ton général des paroles s'accordent avec le genre des circonstances qui accompagnent aussitôt la manifestation du dieu, tremere omnia... totusque moveri mons circùm..... — Apollon n'aurait-il pas dû faire parler son interprète avec assez de clarté, pour épargner aux Troyens l'erreur d'Anchise? Ne pouvait-il pas maintenant faire nommer l'Italie par son prêtre, aussi bien que plus tard par les dieux pénates (v. 154)? Il est évident que Virgile a besoin d'un oracle obscur; autrement les Troyens n'iraient point passer une année dans l'île de Crète. Cependant l'ambiguïté ordinaire des oracles n'autorisait-elle pas l'emploi de ce moyen, et les transports du prêtre ne semblent-ils pas le dispenser de la clarté que le calme des pénates, et plus loin le sang-froid d'Hélénus, devront donner à leurs paroles? D'ailleurs ce n'est pas aux descendants de Teucer que le dieu s'adresse, mais à ceux de Dardanus, né en Italie, Dardanida: ce mot seul justifie la réponse. Apollon doit-il prévoir que les deux derniers vers, si flatteurs pour Énée et ses descendants, contribueront à tromper Anchise? Le vieillard voit aussitôt dans la puissance de l'île de Crète le moyen d'accomplir de si hautes destinées, Creta, Jovis magni insula..., centum urbes habitant magnas, uberrima regna. Tout semble le confirmer dans son erreur : la ressemblance des noms, mons Idœus ubi..., l'origine de Teucer, maximus undè pater..., et les détails d'un culte Et genus, et mansuram urbem! serva altera Troja Vix ea fatus eram : tremere omnia visa repentè, commun aux deux nations, hinc mater cultrix Cybele..., détails que l'image et la beauté de ce vers rendent encore plus remarquables, et juncti currum dominæ subiére leones. Après ce déve loppement imposant et digne du sujet, la persuasion d'Anchise achève de se peindre dans la simplicité des derniers vers, annonçant l'exécution facile et prompte de l'entreprise. A Délos, île habitée par les Grecs, Énée a trouvé un roi ami d'Anchise; de même Virgile a soin de nous apprendre qu'Idoménée ne règne plus dans la Crète, circonstance qui paraît encore confirmer l'explication de l'oracle. Nous voyons l'ennemi de Troie chassé de ses états, pulsum regnis cessisse, un rivage désert, desertaque littor, et la conséquence, hoste vacare domos, sedes adstare relictas : tout invite les Troyens à s'y rendre. Dans leur navigation rapide, les îles ne sont nommées que pour désigner la route, et le poëte n'ajoute à chaque nom qu'une expression fort courte ou même un seul mot, pour rappeler les souvenirs ou ce qui frappe les yeux. L'empressement et la joie sont l'idée dominante, nauticus clamor, vario certamine, hortantur socii..., et tandem..., ergo avidus muros optatæ molior urbis, lætam cognomine gentem...: ce qui forme un contraste frappant avec le tableau suivant, où nous voyons les Troyens si cruellement trompés dans leur attente. Optavitque locum regno. Nondum Ilium et arces Aux ravages de la peste se joignent les menaces de la famine. D'abord l'effet général de la corruption de l'air, d'un côté sur les corps, tabida membris, de l'autre sur les productions de la terre, miseranda... arboribusque satisque; ensuite et dans le méme ordre, l'effet particulier, 1o linquebant dulces animas, aut ægra trahebant corpora, observez l'harmonie; 2o tum steriles... agros..., presque chaque mot peint la sécheresse ou ses conséquences. Virgile n'aurait-il pas dû placer ici le tableau individuel des dangers ou même de la mort d'un personnage intéressant? N'est-il pas étonnant qu'il renonce à son habitude, au véritable moyen d'agir sur les cœurs? Rien ne prouve mieux son intention. Il s'agit de fixer l'incertitude des Troyens sur le but de leurs voyages. Nous avons déjà vu la consultation de l'oracle, la réponse du dieu, le discours d'Anchise. Le reste du récit est consacré à la même pensée, et le poëte évite avec soin les occasions d'émouvoir étrangères à son intention principale. Ce n'est pas Apollon lui-même qui apparaît à Énée; ce sont ses dieux pénates, qu'il avait sauvés des flammes de Troie, et qui cherchent avec lui un nouvel asile, quos mecum à Trojâ..... L'idée est simple et touchante; les détails ne le sont pas moins. Cette lumière qui permet de distinguer les pénates, multo manifesti lumine, est celle de la lune, dont l'harmonie du vers retrace la lueur uniforme et silencieuse, plena per insertas fundebat luna fenestras. Leur discours respire le dévouement et la bonté : voyez d'abord Hortor amare focos, arcemque attollere tectis. |