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XXI

« MON CHER WASHINGTON,

«< Cent fois j'ai lu ta lettre; je l'ai dévorée. Pendant deux jours je n'ai eu ni le désir de manger, ni le besoin de dormir, tant j'étais dominé par cette lecture, que j'ai faite d'abord à vol d'oiseau pour posséder tout de suite, et sur laquelle je suis revenu à petits pas pour savourer mes jouissances. Au premier coup-d'oeil, j'ai été ébloui : non,

je ne l'aurais pas été davantage, m'eût-on tiré d'un caveau pour me suspendre au-dessus de Paris. Mon coeur battait en découvrant, comme des îles fleuries au milieu de la mer, les phrases lointaines de ta lettre, où étincelaient les mots Tuileries, statues, princes, rois, maréchaux, bal, cour, princesses. Évidemment, il y a des mots qui sont plus hauts les uns que les autres, de même qu'il y a des monumens à coupole portés dans les airs. J'ai commencé ma seconde lecture avec le projet de t'accompagner pas à pas, de marcher à la suite de ton enthousiasme, sans perdre un instant tes traces. Ton premier cri, Washington, a été le mien. Les Tuileries! quel nom! Ce nom est si souvent mêlé aux récits de ceux qui visitent mes camarades; ils le fondent si bien dans leur admiration pour Paris, quand ils racontent la grande ville sur les bancs du parloir, que je brùlais d'apprendre si ta surprise était à la hauteur de leur adoration. Excepté les jardins de Babylone, qui étaient suspendus ( à la vérité, on ne m'a jamais dit à quoi ni sur quoi), il

n'est aucun jardin dont on ait tant parlé sous le ciel, que de celui des Tuileries. Toi seul, mon ami, étais en position de confirmer à mes yeux sa réputation. Tu allais donc me dire combien l'on y voit d'allées de cèdres, de labyrinthes de mélèzes, de cascades tombant dans des conques de bronze; combien de temples comme Poussin en a mis, dit-on, dans ses paysages, de collines de gazon et de lacs teints des feux du soleil couchant. Premier coup de massue à mes illusions! Au lieu de ces beautés, dont je ne croyais pas le concours très difficile aux Tuileries, tu me parles de statues qui ont la bouche ouverte et les genoux ronds, et qui ressemblent à des femmes, ajoutes-tu. Washington, mon ami, est-ce qu'il existe un objet au monde qui ressemble à une femme? Tu es donc comme moi, tu n'en as jamais vu? Regarde-le mieux une autre fois, ce jardin, je t'en prie; regarde-le pour moi. Bien sûr, tu l'as mal vu. Il y a des cèdres aux Tuileries, il y en avait à Babylone.

<< Comme j'ai compris ta vivacité folle, moħ

ami, après que ton domestique t'a eu annoncé de la part de ta mère que tu irais au bal de la cour! Mes gestes imitaient les tiens quand je suis arrivé au passage de ta lettre relatif à ta toilette; j'ai revêtu aussi en idée mon habit noir et je me suis toisé dans la glace, une glace en idée aussi. Tu ne t'es pas trouvé beau, n'est-ce pas? Moi, j'étais superbe. D'abord je suis grand, très grand pour mon âge; l'économe de la maison, ancien capitaine recruteur, assure que j'ai cinq pieds quatre pouces.

<< Comment as-tu pu t'occuper de ta taille, toi qui es si riche, comme tu le dis si souvent dans ta lettre? est-ce que tu manquerais jamais d'accueil dans le monde, lors même que l'envie découvrirait en toi le défaut, si c'en est un, d'être un peu petit? Que je partage encore ton affection pour ta mère, qui revient à chaque instant dans ta pensée, soit que tu l'écoutes te parler de tes aïeux, soit que tu restes toujours enfant auprès d'elle, même au milieu d'un bal où un roi daigne te remarquer! Il me semble

que lorsqu'on a une mère, on l'aime, entre mille raisons, parce qu'auprès d'elle, on n'est plus ni puissant, ni riche, ni ambitieux, ni célèbre; on aime une mère parce qu'on est enfant auprès d'elle, parce qu'on le redevient, ou plutôt, parce qu'on ne cesse jamais de l'étre. Mon expérience filiale, tu le sais mieux que personne, n'est puisée que dans les livres. Ce sont ces livres qui m'apprennent la base de ce sentiment dont je suis heureux de te voir jouir, quoique avec un peu d'égoïsme et de fierté, pardonne-moi de ne pas te le cacher.

« A ce propos, je te raconterai qu'un enfant trouvé comme moi, et qui, comme moi, habitait cette maison, en est sorti ces mois derniers sur une réclamation de ses parens. Dieu semblait avoir inspiré un acte de parfaite justice en le destinant, lui plutôt qu'un autre, au bonheur si rare parmi nous de rentrer dans sa famille. Jamais enfant n'avait montré à un degré aussi exalté l'amour filial, et lancé tant d'anathèmes contre Dieu qui l'avait fait bâtard. Dieu eut pi

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