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« MON CHER SOCRATE,

Que je suis heureux! hier j'ai vu la cour. T'imagines-tu ce que c'est que la cour! Belle question! je ne la connaissais pas, moi qui en entends parler tous les jours; comment pourrais-tu en avoir la plus légère idée au fond de ton hospice? Laisse-moi t'apprendre d'abord où elle est située, pour procéder à la manière de nos

professeurs de rhétorique. « Décrivez les lieux, comme ils disent, vous peindrez ensuite les événemens. >>>

gens

<< La cour est aux Tuileries, et les Tuileries sont à l'extrémité du Louvre, où il y a des gardes qui veillent, si tu te souviens des vers de Malherbe ; mais où l'on ne voit plus de barriè– res. Une aile du Louvre forme la galerie des Tuileries. Derrière cette aile s'étend le jardin, un fort beau jardin selon moi, quoique beaucoup de le trouvent ennuyeux, parce qu'il est trop régulier. Est-ce qu'un jardin public doit être une bruyère par hasard, ou un taillis? Tiens, Socrate, je commence à ne plus accepter l'opinion des autres avec les yeux fermés. D'autant plus que, malgré tout le mal qu'on m'avait pareillement dit des statues de ce jardin, j'ai été dans l'enchantement lorsque je les ai vues pour la première fois. Il y en a, mon cher, qui sont belles, mais belles, comment te l'exprimerai-je, belles comme si elles étaient complètement nues; et elles le sont presque complètement. Grandes

et fortes, elles ont la bouche entr'ouverte, les épaules arquées, les genoux ronds. Est-ce que toutes les femmes sont faites ainsi? Je suis porté à le croire, si j'en juge par l'indifférence avec laquelle on passe auprès de ces statues. Personne ne lève la tête pour les regarder seulement. Mais alors pourquoi sont-elles là, et pour faire plaisir à qui?

<< Mais où en étais-je ? à mon bonheur d'avoir vu la cour, le roi, les princes du sang, les princesses, les maréchaux, n'est-ce pas ? Figure-toi qu'hier matin, ma mère m'a fait prévenir qu'à dix heures je l'accompagnerais au bal de la cour. Il n'y avait plus d'heures pour moi après cette nouvelle. En un instant je me suis habillé et déshabillé trois fois; tantôt je me trouvais beau, admirable même, aussi beau qu'une femme, avec mon petit claque sous le bras, mon habit à larges pans arrondis, et mes cheveux noirs ramenés sur l'oreille gauche; et tantôt mon teint me semblait pâle, mes yeux abattus; franchement j'étais laid. Ne t'approche jamais trop

d'une glace, quelque bien prévenu que tu sois en ta faveur. Que le temps me paraissait long, ennuyeux, éternel! Aller au bal de la cour comme le chevalier de Grammont autrefois, comme le duc de Lauzun ! Et avoir à attendre encore huit ou dix heures! Le soleil ne se couchera donc pas ! murmurais-je avec impatience, en allant de ma porte à ma croisée. On eût juré que, pour me faire enrager, il s'était endormi sur la neige; car la neige couvrait le toit des maisons, et s'élevait de trois pouces sur le gazon du jardin. J'ai voulu lire, impossible. Je n'y voyais rien. J'ai essayé de tous les genres de lecture, tantôt de la prose et tantôt des vers; la prose me-faisait l'effet d'un morceau de pain dur, elle ne passait pas; les vers sonnaient creux à mes oreilles comme des grelots d'argent. Il y a sans doute pour le coeur trop plein un langage qui n'est pas celui-là, mon ami; mais quel estil? Ces écrivains, pris aussitôt que quittés dans ma bibliothèque, pensaient, ces poètes pleuraient sans doute; mais ils pensaient pour eux

et

et ne pleuraient pas comme moi. Chaque événement est pour mon coeur une révélation mêlée d'inquiétude et de joie. Celui d'aller à la cour m'a ému ; j'en sens encore la secousse, suis sous la même impression en te parlant. Dans ce moment, comme dans tous ceux où je suis saisi par une idée, par un sentiment impérieux, je ne vois que moi. Tout monte de mon coeur à ma tête, et descend de ma tête à mon coeur. Le monde, c'est moi. La neige, le soleil, ces tristesses lointaines, les heures qui sonnent, la voix mélancolique du ramoneur qui m'arrive avec le vent de la cheminée, le soupir de l'orgue qui s'y mêle; ce bruit et ces couleurs enfin sont à moi comme mon âge, mes richesses, mon titre, comme mon cheval que j'entends hennir dans l'écurie, et comme mes lévriers que j'ai laissés à la campagne depuis la fin de l'automne. Est-ce que tu vis comme moi? Suis-je fou? ou bien, à notre âge, tous les jeunes gens sont-ils ainsi? « Je te disais que les heures me semblaient sans fin en attendant le moment de me rendre

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