MES LIVRES Ceux qui n'aiment pas (j'entends à la folie un tableau, une statue, quelque débris de faïence ou de cristal; ceux qui jamais ne se sont pris d'une belle passion pour un marbre mutilé, une fresque effacée à demi, un manuscrit aux trois quarts rongé, ceux-là ne me comprendront point. Ils ne s'imagineront jamais tout ce qu'il peut y avoir de joie profonde pour un pauvre homme dans une centaine de bouquins ramassés ça et là et mis côte à côte sur les rayons d'une bibliothèque. Mes pauvres livres, ces gens-là vous dédaigneraient ou, tout au plus, vous feuilletant d'une main distraite, perdraient une heure à peine à vous regarder, pour tuer le temps. Moi, je passe ma vie avec vous. Je Arrivé à cet age où l'on a plus d'amis sous terre que dessus, quand cherche autour de moi ceux qui furent jadis mes compagnons de la première heure, quand je fais l'appel de ce bataillon sacré que nous avions formé en entrant dans la vie, nous tenant par la main, j'ai beau hausser la voix, on ne me répond guère. Des voix isolées disent seules : « Je suis encore là » ! D'année en année les vieilles amitiés sont moins nombreuses, le vide est plus grand, et pour retrouver les souvenirs envolés, je m'enferme chez moi et je rouvre mes livres. Mes livres! ce sont aussi des amis qui m'ont laissé vieillir et qui sont demeurés jeunes. Les chers égoïstes ne s'inquiètent guère que mes cheveux aient blanchi. Je les retrouve aussi charmants, aussi joyeux, aussi alertes, aussi prin VI taniers qu'autrefois et quant à ceux qui me semblaient moroses et tristes, avec leurs paroles de mauvais augure, leur misanthropie apparente, l'amertume avec laquelle ils jugeaient la vie, je sais à présent qu'ils avaient raison de m'avertir et que j'étais bien fou de dédaigner leurs conseils. Ils ne trompent pas, ces amis de toujours, qui m'ont bien des fois consolé des amis d'un instant! Parmi ceux que j'ai là, sans cesse à portée de ma main, il en est qui arborent à la première page · comme un diamant sur le front de cordiales dédicaces, billets d'amitié qu'on a trop souvent laissé protester à l'échéance. Ceux qui les ont écrites, ces dédicaces, les ont oubliées. Eux, les pauvres livres, les conservent pieusement ou malicieusement comme une consolation ou une ironie. Ils sont là mes bienheureux volumes; en ordre, chacun à sa place : ici les philosophes et les poètes, les uns droits et solides au poste comme une rangée de soldats; les autres légèrement penchés comme des gens qui se parleraient à l'oreille. Il en est de reliés et de brochés, de jaunes et de verts, de rouges et de bleus, toutes les couleurs fraternisent. J'ai des volumes rares et je les aime, moins cependant que tel pauvre petit livre, épais comme le doigt, ami du bon vieux temps ! J'aime les livres, mais non pas seulement en bibliophile, pour l'édition rare ou la reliure superbe ; j'aime les livres pour eux-mêmes, pour ce qu'ils contiennent de riant ou de mélancolique, pour ce qu'ils m'ont pris de ma vie et ce qu'ils m'ont donné. Apportez-moi les deux volumes du Molière de 1666 ou l'édition de Bourdeaus» des Essais de Montaigne, vous me verrez assurément éclater d'une belle joie. Je suis comme vous et j'aime à lire un auteur dans une édition de son temps, comme si l'on retrouvait l'odeur du milieu ambiant dans le parfum du papier, comme si l'écrivain avait laissé sur ces feuillets jaunis la trace de ses doigts. Toutefois, parmi mes livres, les plus chéris, les plus choyés, ce sont les plus vieux, les plus maculés, les pauvres livres tout froissés, écornés aux angles, déchirés à demi. J'en ai de beaux, rencontrés sur les quais, trouvés sur les catalogues des plus fameux libraires, ou emportés d'assaut, à prix d'argent, sous le feu des enchères; ils étalent des reliures triomphantes et d'élégantes nervures, mais leur maroquin rouge on grenat ne vaut pas, à mes yeux, celte couverture de carton que j'ai tant de fois tournée et retournée. Ces beaux livres ne sont pas à vrai dire les enfants de la maison, mais plutôt des hôtes renommés à, qui j'ai donné l'hospitalité avec joie. A qui ont-ils appartenu? Quels yeux les ont admirés? Quelles mains les ont pressés ? Quelles émotions ont-ils fait naitre? Quelles douleurs ont-ils consolées? J'ai beau les interroger, je ne sais pas toute leur histoire. Les ingrats! ils ont des secrets pour moi. J'aime les livres pour eux-mêmes, comme un collectionneur de pierreries aime les joyaux pour leur éclat et leur couleur. Je les aime pour leur reliure. Ce m'est un plaisir de les manier, de les ouvrir, de les contempler. Le livre est doux à caresser. Cuvillier Fleury, devenu aveugle, éprouvait une consolation à passer sa main sur le Cicéron en reliure pleine qui avait été son prix au grand Concours, ce Cicéron qu'il ne pouvait plus lire, mais qu'il caressait encore comme un amoureux. J'aime les livres. En eux, git toute ma vie, tout mon passé, et je n'ai qu'à les ouvrir pour évoquer les heures disparues. Tel d'entre eux me représente des voyages lointains, des recherches chez les bouquinistes du Rastro à Madrid ou du Ponte Vecchio à Florence; tel ce Conservateur littéraire, journal fondé par Victor Hugo et son frère Abel, où se trouvent les premiers vers, les premiers essais du poète, qui, à 17 ans, déjà presque illustre, correspondait avec des membres de l'Institut, journal bi-mensuel, à peu près introuvable aujourd'hui, qui contient les bêtises que faisait M. Victor Hugo avant sa naissance comme il l'a dit lui-même. J'ai passé une partie de mon existence à le chercher un peu partout, dans tous les pays d'Europe; sa recherche devenait presque un but pour des voyages de vacances, et c'est à Paris, tout simplement, et dans une vente, que j'ai fini par le trouver. J'aime les livres aux pages chargées d'annotations; j'aime les livres qui ont appartenu à des personnages illustres. Il me semble qu'entre leurs feuillets, comme des fleurs desséchées, il reste encore de la poussière de l'histoire. Fleurs et poussière ont encore parfois la couleur du sang. Je possède un exemplaire du livre de Buchez et Roux, provenant de la bibliothèque de l'Empereur Maximilien et portant son ex-libris; que de fois le malheureux prince, avant de tomber dans les fossés de Queretaro a-t-il du feuilleter ces pages, lire l'histoire de cette révolution d'autrefois et les débats du jugement d'un roi ! Michelet aurait voulu que le livre ne fut pas imprimé, mais qu'il fut publié en fac-simile de l'écriture de l'auteur; l'écriture, autant que le style, montrant le caractère. Les ratures, les corrections ont leur prix; c'est pourquoi j'aime les manuscrits autographes et je les recueille volontiers. Ma bibliothèque c'est ma galerie de tableaux, et mon esprit et mes yeur sont également réjouis et charmés par le vert printanier de La Fontaine, le bleu tendre de Lamartine, le rouge flamboyant de Michelet, le pourpre souverain de Victor Hugo. Tout est dans tout, disait cet autre. Eh bien! non, tout n'est pas dans tout, mais tout est dans les livres. JULES CLARETIE. M. Jules Claretie dans la « causerie » sur sa bibliothèque, que nous avons tenu à reproduire en tête de ce catalogue, avait modestement laissé dans l'ombre les livres rares et précieux qu'elle renfermait. Nous ne sommes pas tenus à la même discrétion et nous pouvons dire qu'un très grand nombre sont dignes d'entrer dans les collections des amateurs les plus délicats. Sa bibliothèque, dont les catalogues vont se suivre, porte la marque de son éclectisme éclairé. Dans le domaine du livre M. Claretie comprenait tous les genres et pratiquait tous les goûts. Les 1.407 numéros composant cette première vente offrent la plus grande variété, mais il n'y a presque pas un seul de ces livres qui ne se recommande par quelque particularité: rareté, provenance, envoi d'auteur, lettres autographes ajoutées, tirage spécial sur papier de luxe, etc. Aussi n'avons-nous pas la prétention de signaler ici tous les livres de haut prix que nous présentons au public; nous indiquerons seulement les principaux. Parmi les ouvrages anciens : Catalogue de pièces choisies du répertoire de la Comédie Française, 1775, reliure à dentelles de Derome (n"97). -Euvres de Molière, 1734, 6 vol. in-4, figures de Boucher Euvres de Racine, 1760 3 vol. in-4, figures de De Sève (no 30). Ordonnance de Louis XIV sur la Marine, 1689, in-4, reliure aux armes de Colbert (n° 48). -Etat abrégé de la Marine du no 29). |