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mot semble éterniser la route d'Énée: via invia est d'une grande hardiesse; il ajoute à l'idée du long espace qu'il doit parcourir celle d'un espace infréquenté et presque impraticable. C'est ici qu'il faut remarquer la foiblesse de l'art de la navigation dans sa naissance, et combien nos trois voyages autour du monde ont rendu misérable cette promenade des Troyens sur la mer de l'Archipel et de l'Italie; c'est sur-tout dans les progrès de cet art que s'est montrée la perfectibilité humaine. Quel intervalle immense entre ses timides essais et ses derniers prodiges! Mais n'oublions pas de remarquer que c'est seulement dans les sciences que se développe cette perfectibilité trop souvent funeste: l'homme moral est bien moins perfectible que l'homme intellectuel. La morale, après s'être développée dans de longs traités et de grands ouvrages, revient toujours se renfermer dans un petit nombre de préceptes. Les sciences s'étendent du centre à la circonférence; la morale revient de la circonférence au centre, et roule sur un petit nombre de points à jamais invariables.

(34) Quæcumque in foliis descripsit carmina, virgo

Digerit in numerum, atque antro seclusa relinquit.
Illa manent immota locis, neque ab ordine cedunt.

Cette prophétesse, qui, dans la solitude de son antre, écrit ses oracles sur des feuilles, semble exprimer, par une heureuse allégorie, les effets de l'inspiration produite par les méditations solitaires. Tant que la porte de l'antre reste fermée, les mots qui composent l'oracle restent immobiles à leur place et liés ensemble dans leur ordre naturel; mais, dès que la porte ouverte donne accès aux vents, les feuilles mobiles s'éparpillent, voltigent dans les profondeurs de l'antre, et la prêtresse ne peut les ressaisir. Ainsi, tant que la retraite inspire le poëte solitaire, les idées naissent unies et restent liées ensemble; mais, dès que la distraction et la dissipation arrivent, les idées fugitives se désordonnent et

s'envolent. Si cette application n'est pas exacte comme allégorie, du moins est-elle juste et même ingénieuse comme comparaison.

(35) Arma Neoptolemi.

Autant Homère est supérieur à Virgile dans l'ensemble de la marche progressive de son poëme, autant son rival l'emporte par le choix des détails et les beautés multipliées de sa composition savante. On aime à voir Hélénus donner à Énée l'armure de Pyrrhus, destructeur de Troie. Quelles idées touchantes et terribles doivent lui rappeler ces armes, si fatales au Troyens!

(36) Adcipe et hæc, manuum tibi quæ monumenta mearum
Sint, puer, et longum Andromacha testentur amorem,
Conjugis Hectoreæ.

C'est une chose éternellement étonnante que la facilité avec laquelle les grands poëtes se mettent à la place des personnages qu'ils font parler. Jamais la sensibilité maternelle n'eut un plus doux, un plus tendre épanchement que dans ce discours d'Andromaque; lui seul peut-être, par l'impression profonde qu'il a faite sur celui de tous les poëtes qui ressemble le plus à Virgile, nous a valu la belle tragédie d'Andromaque. Quel intervalle immense entre cette pièce et les Frères ennemis! C'est que dans l'une Racine n'a été inspiré que par Stace, et que dans l'autre il l'a été par Virgile. Andromaque, toujours pleine d'Astyanax, ne fait point de présents aux autres Troyens; elle est mère; c'est à un enfant qu'elle les adresse: mais en même temps avec quel noble orgueil elle s'écrie qu'elle fut épouse! Recevez, ditelle, ces ouvrages travaillés des mains d'Andromaque. Et, cherchant à en rehausser la valeur, elle ne se dit pas la fille des rois, mais l'épouse d'Hector.

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Cette idée est infiniment touchante : rien n'est plus cher

aux ames tendres, que les dernières marques d'amitié qu'on reçoit des personnes qu'on aime, lorsqu'on les quitte pour toujours; les derniers présents alors ressemblent aux derniers adieux.

(38) O mihi sola mei super Astianactis imago!

La beauté de ce vers si doux à l'oreille et à l'ame peut se sentir, mais non s'expliquer.

(39) Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat.

Racine n'a pas manqué de s'emparer de ce beau vers, qu'il a encore embelli; il fait dire à Andromaque (act. II, sc. v):

Voilà ses yeux, sa bouche, et déja son audace.

On peut remarquer dans le vers du poëte françois combien son audace est heureux. Pyrrhus, dans la bouche duquel il met cette expression, mais qui ne fait que répéter ce qu'il a entendu dire par Andromaque, a dû être frappé du plaisir avec lequel cette mère remarque l'ardeur naissante du fils d'Hector, qui est souvent représenté dans la tragédie comme le vengeur futur de Troie. Par cette légère addition, Racine s'est approprié d'une manière adroite le passage de Virgile.

(40) Et nunc æquali tecum pubesceret ævo.

Voltaire a mis ce vers si naturel dans la bouche de Mérope (act. II, sc. II):

Il me rappelle Égysthe, Égysthe est de son âge.

Mais il faut remarquer que le vers de Voltaire est plus simple, et celui de Virgile plus poétique et plus figuré. Cela devoit être : l'un écrit une épopée, et l'autre une tragédie. Enfin, ce qui ajoute beaucoup à l'intérêt de cette situation, c'est que c'est une mère privée de son fils, qui parle à un fils privé de sa mère.

(44) Hos ego digrediens lacrimis adfabar obortis, etc.

Rien de plus attendrissant que ce discours et ces adieux. Énée ne peut les entendre sans émotion. La comparaison qu'il fait du bonheur de ces deux époux jouissant d'un établissement solide, voyant tous les jours cette douce représentation de Troie, ouvrage de leurs mains, avec la fortune errante des Troyens fugitifs, poursuivant sur les flots cette Italie qui s'enfuit devant eux, est touchante par le contraste de cette double situation. Et combien sont intéressants encore les projets qu'il s'est formés de ne faire un jour de l'Épire et de l'Italie, deux colonies unies par les nœuds du sang et par ceux de l'amitié, qu'une même patrie et qu'une même nation! Tout cela est beau, parceque tout cela est naturel, simple et touchant; c'est en outre une manière adroite de lier l'histoire des Romains à celle des Troyens, dont ils s'enorgueillissoient d'avoir rempli les destinées.

(42) Provehimur pelago vicina Ceraunia juxta.

En sortant de Buthrote, Énée remonte encore vers le nord, et suit la côte de l'Épire qu'habitoient les Chaones, afin d'atteindre les monts Cérauniens, aujourd'hui les monts Kimara, parceque cette terre est la plus rapprochée des côtes de l'Italie, vers lesquelles il se dirige et qu'il doit suivre ensuite.

Unde iter Italiam, cursusque brevissimus undis.

La citadelle de Minerve, le premier lieu de l'Italie où aborde Enée, nommée aujourd'hui Castro, est à huit milles romains, au midi d'Hydruntum, Otranto, selon la mesure qui nous est donnée par la table de Peutinger. Denys d'Halicarnasse nous apprend que le port de cette citadelle, dont Virgile fait une description si pittoresque, fut nommé port de Vénus depuis qu'Énée y eut abordé. Le

héros troyen se rembarque et traverse le golfe de Tarente, sinus Herculei Tarenti, qui a conservé son nom antique. Les Troyens voient en passant le promontoire Lacinium, aujourd'hui le cap de Nau, sur lequel se trouvoit le temple de Junon Lacinienne, à six milles romains ('), au midi de Croton, aujourd'hui Cortone: peu après ils rencontrent la forteresse de Caulon et Scylaceus,

Caulonisque arces, et navifragum Scylaceum.

Ici Virgile semble intervertir l'ordre géographique; car, en venant du nord, le Scylaceus sinus, ou golfe de Squillace, se présentoit avant Caulon, déja détruite ou déserte au siècle d'Auguste (2), et qui paroît avoir été placée près de Castel Vetere, sur les bords de la rivière Alano; cependant je ne crois pas que Virgile ait commis cette faute. En effet, on a dû remarquer qu'il donne à Scylaceum l'épithète de navifragum, brise vaisseaux, qui ne convient pas du tout à un golfe. Cette épithète semble nous désigner un promontoire, et je soupçonne que le cap de Bruzzano portoit le nom de Scylaсеит, quoique je ne trouve aucun autre ancien que Virgile qui en ait fait mention sous ce nom. Ce qui semble appuyer cette conjecture, c'est que Virgile fait dire à Énée que, immédiatement après avoir passé Scylaceum, les Troyens apercurent la Sicile et le mont Etna:

Tum procul e fluctu Trinacria cernitur Etna.

Or, comment est-il possible de croire que ce grand poëte, qui se montre si exact jusque dans les plus petits détails géographiques, n'eût nommé aucun des caps qui formoient l'extrémité méridionale de l'Italie, ni indiqué que les Troyens doublèrent cette extrémité, événement le plus important de toute cette navigation? Les Troyens reconnoissent ensuite le terrible détroit signalé par Hélénus, séjour de

() Voyez Tite-Live, liv. XXIV, chap. 1. (2) Voyez Strabon, liv. VI, pag. 261.

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