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resses de la société. En le protégeant contre son laisser-aller et contre des obsessions portées jusqu'à une sorte de violence, madame Delille rétablit la santé, prolongea les jours et accrut la gloire du poète. Il n'était pas d'ailleurs sevré du monde où ses apparitions avaient d'autant plus d'éclat qu'elles étaient plus rares et plus ardemment désirées; lui-même il le sentait; et, après avoir joui avec délices des honneurs d'une ovation, il éprouvait un secret plaisir à rentrer dans sa solitude. Du reste, la maison n'était point déserte; elle s'ouvrait tous les jours pour un certain nombre d'amis, et souvent pour d'autres personnes; admis au nombre des premiers, j'avais mes petites entrées, et je me trouvais bien heureux de les avoir, car il n'y eut jamais d'intimité plus douce que celle de ce vieillard modèle, pour la bienveillance, l'urbanité, la tolérance. On trouvait chez lui le bon Lefèvre-Gineau, notre collègue, qu'il a chanté comme son maître de physique et son ami dévoué; Delambre auquel il a payé le même tribut de reconnaissance, Delambre aussi profond littérateur que savant astronome. Ces hommes éminens se rencontraient avec le célèbre et naïf Vauquelin, avec son confrère Thénard alors occupé de fonder sa réputation de successeur de Bertholet; avec Cuvier l'universel, qui avait fourni de si hautes

inspirations à l'auteur des Trois Règnes; tous ces savans le regardaient comme leur poète. M. Michaud de l'Académie française, et son frère, l'habile typographe, tous deux attachés à sa personne et à sa gloire; M. de Feletz, qui abjurait pour Delille seul le malin vouloir de la critique; Parceval Grandmaison, devenu poète en l'écoutant, et plein du plus tendre attachement pour un tel maître : Dureau de La Malle, le traducteur de Tacite, l'auteur d'Agamemnon et de Pinto, dont l'admiration éclairée lui agréait autant que le noble caractère; les deux frères Lacretelle, ses sincères admirateurs; et quelques autres encore, étaient dans son intimité. Delille avait un faible pour l'esprit; aussi, quoique indulgent par caractère, il souriait aux vives épigrammes de M. Arnault, qui sait louer aussi avec franchise; l'humeur enjouée, le naïf enthousiasme de Picard l'excitaient à la repartie; il se sentait attiré par la finesse ingénieuse de l'auteur des Étourdis; il accueillait avec grâce Firmin Didot, qui lui rendait une espèce de culte; l'Ermite de la Chaussée d'Antin, aimable en société comme dans ses écrits; l'auteur des Deux Gendres, dont la sonne et le talent lui plaisaient également. Le peintre de Bélisaire et celui d'Atala, l'un avec la mesure, l'à-propos et la piquante urbanité qui le caractérisent, l'autre avec sa fougue désordon

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née d'artiste et ses prétentions un peu folles à la poésie, faisaient partie de cette société, où le tendre et doux Millevoye, l'ardent et ambitieux Victorin Fabre, M. Villemain qui, dès son premier ouvrage, sembla marquer sa place à l'Institut, venaient présenter leur réputation naissante, et recevoir de nobles encouragemens. Casimir Delavigne, à peine sorti du giron de l'Université, mais déjà montré à l'opinion, venait demander un regard du maître, comme la plante adulte demande un rayon de soleil; Delille se plaisait à caresser cette jeune et brillante espérance. Le comte Regnault de Saint-Jean d'Angeli, quoique attaché par tous les liens du devoir et de la reconnaissance à Napoléon, s'empressait de payer son tribut d'éloges au poète qui n'avait pas chanté l'empereur. A côté du représentant de la nouvelle cour, figuraient deux représentans de l'ancienne, le chevalier de Boufflers et M. de Choiseul-Gouffier; le premier essayait de redevenir l'homme d'autrefois, et Delille l'aidait dans cette tentative, en lui donnant le ton comme à un instrument qu'on veut mettre d'accord; le second, avec un léger souvenir de ses airs de grand seigneur, faisait la cour au poète, qui ne la lui avait jamais faite. Dans la crainte de les gâter par de maladroites infidélités, je n'ose essayer de rappeler les traits rapides

et brillans qui échappaient à Delille, et le talent de conversation qu'il déployait au milieu de cette élite du temps. Il faudrait être lui-même pour exprimer ce mélange d'atticisme et d'urbanité, cette vivacité d'esprit, cette fleur de politesse, cette mesure dans l'abandon d'un amour-propre sans égoïsme, et toujours attentif à faire la part des autres, ces égards, cette bienveillance naturelle qui le distinguaient entre tous les modèles encore vivans de l'art de plaire à une société choisie et de l'intéresser. Delille, accoutumé aux applaudissemens partout où l'on pouvait se procurer le bonheur de l'entendre, savait aussi faire les honneurs du triomphe à une haute réputation. Un jour il donnait une brillante soirée chez lui, Talma était invité : tout le salon fut ravi de l'accueil que le poète fit au grand tragédien. Talma, sollicité avec le ton de la plus ardente curiosité, avec le plus aimable empressement par le maître de la maison, qui se plaignait de ne pouvoir plus fréquenter le théâtre, consentit à déclamer un ou deux morceaux choisis pour le cadre de la scène du moment, et reçut en retour de sa complaisance des éloges aussi sincères que judicieux et délicats. Talma était dans le ravissement; il répondit avec la plus parfaite convenance; il charma tout le monde par sa candeur, et sut louer à son tour sans paraître un instant dans.

l'embarras d'un homme qui paie un tribut obligé. Mais, ce qui mérite d'être remarqué, Delille eut assez de tact pour ne vouloir jamais dire des vers après l'émule de Le Kain; il se contenta d'être le plus aimable des causeurs dans le reste de la soirée, en ne laissant oublier à personne que Talma était le héros de la fête.

Delille venait assez souvent s'asseoir à côté de moi dans sa chaire, et me donner la plus précieuse des approbations par sa présence, et par quelques mots du cœur, au milieu de tant d'auditeurs qui ne se lassaient pas de le voir. Peut-être, entre les nombreux succès de sa brillante carrière, ne compta-t-il pas de triomphe plus enivrant et plus doux que celui du jour où il récita, pour la dernière fois en public, avec toute la chaleur d'un poète inspiré, l'admirable épisode des Catacombes de Rome; à tout moment ses beaux vers excitaient de véritables transports. Après la leçon, deux mille personnes, dont la moitié n'avait pu l'entendre, le reconduisirent jusqu'à son appartement, avec des applaudissemens qui durèrent encore long-temps après qu'il nous eut quittés. Au milieu des jeunes gens, il était d'un abandon plein de charme; au lieu de réprimer leur enthousiasme, il en jouissait avec une joie que sa vieillesse et sa cécité rendaient plus naïve; il semblait

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