TROISIÈME PARTIE. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. La nature de l'homme est double: elle renferme l'esprit et le corps; en tant qu'il est un corps matériel, l'homme physique tient à l'animalité et se compose de substance et de forme; il a donné au cadre nouveau d'histoire naturelle, par voie analytique, les caractères organographiques nécessaires à la distinction de l'élre, de l'espèce, du genre, de la classe, de la race, du type, de la sous-race et du sous-type; en tant qu'il est esprit, l'homme moral s'élève au-dessus de la brute et nous échappe dans son essence; il devient intellectuel, sociable, offrant par voie synthétique les caractères physiologiques de la famille, de la tribu et du peuple, divisions terminales de la méthode d'Ethnologie. La sociabilité à ses divers degrés, Ille partie de la méthode, parait une distribution tellement naturelle que chacun a dans l'esprit, selon le sens académique, les mots de famille, de peuplade et de nation, en rapport avec la consanguinité, avec le nombre et l'état de barbarie ou de civilisation. On sait que famille signifie parenté; tribu une petite association humaine, et peuple une grande quantité de monde. Les idées attachées à ces trois mots expressifs, littéraires règnent également dans a les annales des sciences: aucun naturaliste n'a trouvé leur signification propre, ethnologique, leur sens précis et régulier. Le moment est donc venu de justifier la fonction de la reproduction et la linguistique dans notre classification des sociétés humaines, en évitant, d'une part, la confusion ordinaire des tribus et des peuples, soit de races différentes, soit d'une même race; en distinguant, d'autre part, la famille généalogique, premier anneau de la chaîne sociale, et les familles naturelles, premières bases de la filiation des peuples. Ces principes généraux laissent entrevoir le nouvel ordre proposé, mais parmi la multitude ils risquent fort de passer pour un système, fruit de l'imagination. On distingue aisément la méthode naturelle et le système: celui-ci se forme de divisions idéales, arbitraires, faciles à changer, à modifier, et même à supprimer sans nuire au plan fictif tracé à l'avance; celle-là, fille légitime de l'induction sévère et juste des faits, se partage en divisions fixes, impossibles à déplacer, à corriger, et surtout à effacer sans détruire une vérité. Quand le caractère ethnologique résiste aux modifications, au déplacement, à la destruction, il apporte au cadre naturel le signe propre : c'en est la marque. L'étude des sciences exige un vocabulaire. La nomenclature forme le langage scientifique. Toute science est réductible en langue bien formée; c'est pourquoi les langues sont de véritables méthodes analytiques et synthétiques. La définition littéraire ou académique des trois degrés de la sociabilité est loin de fournir, à l'ethnographe, les signes éminemment distinctifs de toutes les familles, de toutes les tribus et de tous les peuples : signes de coordination indispensables à l'histoire naturelle de l'homme. L'aveugle nie la lumière, agent physique généralement reconnu: refuser d'admettre la valeur et la nécessité de la classification pour les sciences, c'est tomber dans un pareil aveuglement, c'est perdre la vue scientifique. Figurez-vous les préparations anatomiques abandonnées pele-mêle sur des tablettes ; quelle confusion ! Combien l'esprit s'élève en parcourant ces doubles lignes de minéraux, de végétaux et d'animaux rangés avec symétrie, admirablement classés dans les galeries de la Faculté de Médecine et du Muséum. Les divisions de la méthode ne sont autre chose que les galeries de l'intelligence: là, tout doit être également casé avec ordre, avec mesure, c'est-à-dire, selon l'ordre naturel. Bacon dit: Nec manus nuda, nec intellectus sibi permissus multum valel. Le philosophe traduit mot à mot: «Ni la main seule, ni l'esprit livré à lui-même n'ont grande puissance. » Le savant marche droit au sens, en donnant sa version : « La main sans levier, l'esprit sans méthode, perdent beaucoup de puissance.) Frappés de l'esprit de vertige, quelques naturalistes déclament contre la nomenclature, tout en se servant d'un système quelconque; ils exposent avec un certain ordre les faits et les idées, et ils refusent la clé de l'ordre, la méthode. Ducrotay (de Blainville), la négation incarnée, n'a jamais eu l'audace ni la velléité de combattre les classifications; mais il a voulu porter de rudes coups, par déplacement de pièces, à la coordination du Cabinet d'Anatomie, dans l'idée de lutter d'ordre, de gloire et de nom avec l'illustre Cuvier : le pigmée se croyait le géant. Mais il faut instituer la classification des sociétés humaines sous la forme d'un arbre avec souches, tiges et rameaux. Avant d'exposer l'arbre ethnologique au sol brûlant de la nature, et sous la zone torride de la critique, donnons quelques vues générales sur l'origine des idées et du langage: la pensée anime la parole, précède le langage, le règle et le détermine toujours. Suivons la ligne nouvelle. TROISIÈME SECTION. Origine des Idées et da Langage, L'esprit (1) et l'âme sont une seule et même chose en psychologie; l'esprit et la pensée n'ont plus la marque de l'identité; la pensée, émission de l'âme, n'est pas l'âme elle même: confondant la cause et l'effet, quelques physiologistes 'versés en métaphysique cartésienne les ont réunies en un tout commun, univoque, adéquat. Cependant, si j'examine l'âme en dehors de l'idée, bien que je fasse une division mentale, j'obtiens une distinction très nette: il y a évidemment une séparation absolue entre produire et étre produit. Dans le monde physique, nous pouvons également établir pour les trois dimensions de la matière longueur, largeur et épaisseur, une divison mentale, mais il n'y a plus de distinction réelle, parce que les trois propriétés sont absolument inséparables. Il faut donc distinguer l'idée qui s'efface et l'intelligence qui reste, afin de rendre hommage à la vérité. L'idée marque l'activité de l'esprit, elle est tout et rien : tout, car elle révèle l'existence, je pense, donc je suis , fameux axiome moral de Descartes; rien , puisqu'elle se soustrait par sa spiritualité à l'action matérielle des organes des sens , pourvoyeurs ordinaires des idées objectives. La conscience est le centre où se fait la germination ou l'éclo (1) Les mots åme, esprit , intelligence, conscience, le moi, le pouvoir cognitif de l’etre, etc. , sont pour nous des synonymes. sion de la pensée, et de plus, le laboratoire qui sert au contrôle et à l'analyse des idées simples et générales, soit subjectives, soit originaires des sensations. Mais enfin qu'est-ce que l'idée? une abstraction, étincelle de l'esprit. C'est par métaphore que nous la voyons naitre, briller et fuir avec la rapidité de l'éclair, couler de l'intelligence sans se tarir complétement à sa source. La pensée n'est pas un fragment détaché de l'âme, parce que la substance spirituelle est indivisible. Ce n'est pas non plus l'âme qui s'allonge en ressort élastique se repliant aussitôt sur elle même pour se déployer encore; en effet, une fois développée, la pensée n'échapperait point à la mémoire. Répéter avec un grand physiologiste « aucune idée ne se perd » serait une assertion directement opposée à l'expérience. Quoi de plus fugace que la pensée ! elle meurt dès qu'elle nait; quand elle passe dans les signes conventionnels du langage on la sent renaitre, et pour ainsi dire ressusciter. Similaire à la Préscience, l'esprit reste alors que l'idée fuit; il reste dans son unité harmonique; il rayonne de toutes parts ses feux invisibles et merveilleux au moyen de la parole et des gestes, auxiliaires indispensables à la sociabilité humaine: tel le diamant brille sans perte de substance. La succession des idées a quelque chose d'analogue à la diffusion des rayons lumineux. La pensée suit une ligne droite continue, parfois comme rétrograde, lorsqu'elle se forme de nouveau, comme acte de virtualité. Jamais il n'y a simultanéité des pensées, des rayons intellectuels. Une seule idée, à l'exclusion des autres, nous intéresse, nous captive, et toujours c'est la dernière éclose, parce qu'elle est plus intense, plus vive. L'équilibre des idées se rompt alors, d'après la théorie plus ingénieuse que juste de Muller: aucun fait ne prouve que le cerveau soit un réservoir commun où les idées s'accumulent et se neutralisent aussitôt après leur formation: mais, eu égard à l'ébranlement nerveux sensoriel, il parait centraliser les traces des sensations, causes des idées de reminiscence. L'idée active, dominante, indique l'état de lucidité. La |