au sens il se rouille chez la brute dès qu'il est soustrait à l'exercice infligé. Que d'illusions des sens la raison doit redresser! ni le mirage, ni les qualités des objets masqués par les tourbillons de poussière du Kamsin, ni la nature sans ombre sous les tropiques, ne purent en imposer au puissant savoir du voyageur Denon. Tous ces phénomènes physiques ont été rapportés à leur véritable cause : la réaction de l'esprit sur les sensations viciées les a corrigées ; de même quelquefois l'illusion de l'esprit disparait devant les sens bien dirigés. Notre confiance dans le témoignage des sens est un penchant de nature irrésistible. On a même soutenu que le sens commun était supérieur à la réflexion. M. Cousin dit: Un pâtre en sait autant que Leibnitz sur Dieu, sur l'homme et sur la nature. L'âme révèle le Créateur; les sens révèlent la création. La certitude des sensations vient d'un raisonnement fondé sur la conscience. Un savant s'exprime ainsi : « J'aperçois un grand arbre vert à cent pas de moi ; je sens que ce n'est pas moi qui lui donne ces qualités : la grandeur, la verdure, la distance; il ne m'est pas libre de l'apercevoir autrement; donc ces qualités ne sont pas seulement dans ma perception , mais dans l'objet. » Berkley, Hume et Bayle prétendent que les qualités d'étendue, de solidité, de mollesse , de dureté, de chaleur, etc., quoiqu'elles semblent frapper les sens, soit dans l'âme et non dans les objets, de sorte que nous pouvons douter de l'existence de la matière : mais l'univers ne peut être un fantôme! Buffon s'est laissé prendre à ce piége philosophique. Cependant, les qualités des objets constituent évidemment leur manière d'être; elles sont étrangères à notre nature; nos sens les puisent hors de nous et la conscience les juge. Cabanis a reconnu dans les sensations deux sources d'idées": la première appartient aux impressions internes ou viscérales, ici serait l'instinct; la seconde dérive des impressions externes ou des sens : là serait l'intelligence. Ces deux sources sensorielles aboutissent au cerveau. Tout animal doué d'instinct et privé de l'organe cérébral , possède un ganglion nerveux qui représente le cerveau. L'esprit est la seule et véritable cause des idées. Voilà pourquoi Descartes place l'âme au-dessus des sens. Ceux qui rapportent tout aux sens, organes matériels, n'ont que des images; ils confondent l'image avec la pensée; ils ne pénétrent pas les secrets de la nature : tout devient pour eux une mer sans fond et sans rive. La portée de l'esprit est très longue, l'action des sens très courte. Devant la matière pulvérisée, impalpable, les sens s'arrêtent, la pensée va infiniment au delà. Bacon dit : « Il ne faut pas en venir jusqu'à l’atome qui présuppose le vide et une matière non fluide, deux choses fausses; mais jusqu'aux particules vraies, telles qu'on peut les découvrir », principe excellent pour les sciences, restreint » en métaphysique. Les pérégrinations volontaires dans le domaine de l'idéologie sont une preuve directe du libre arbitre. La liberté est l'apanage de l'homme. En résumé le mécanisme de la vue, de l'ouïe, de l'odorat , du goût et du tact s'exécute de lui-même : il traduit les sensations; il caractérise la vie, mais il ne vient pas de l'âme. Lorsque le phénomène sensoriel est accompli, l'action de l'âme commence; c'est là le point de départ des idées sensorielles ou objectives. L'âme seule juge les sensations; seule elle s'élève jusqu'aux plus hauts degrés de l'abstraction, région intellectuelle totalement étrangère aux bêtes : donc les animaux n'ont pas d'âme intelligente. II. ORIGINE DES IDÉES SPONTANÉES OU SUBJECTIVES. Le sens transmet la matière de l'idée à l'intellect, suivant l'expression de Laromiguière'; il ne transmet pas l'idée elle-même. A l'axiome célèbre, nihil est in intelleclu quod non prius fuerit in sensu, un philosophe ajoute avec finesse, nisi ipse intellectus; eu égard à sa monade, être de raison, résultat de sa vaste intelligence, pure idée métaphysique. La monade de Liebnitz tend à prendre prise à la matière pour l'animer. L'homme n'est pas seulement un microscome ou petit monde qui reflète la nature entière ; il possède encore dans son esprit des virtualités incontestables, nommément la puissance de la réstexion lorsque l'âme se replie sur elle-même; de là l'origine des idées pures, spontanées ou subjectives ; de là, par conséquent les idées générales de quantité, de qualité, de relation, de modalité, etc. On a confondu l'action réflexe de l'âme, voie sublime de l'abstraction, avec les idées innées entrevues jadis de Platon, sanctionnées depuis par Descartes, et encore avec les conceptions matrices, formes intellectuelles de Kant, esquisses idéales exposées dans sa Critique de la raison pure; ouvrage particulièrement destiné à combattre les systèmes de Locke et de Condillac. L'homme n'apporte pas en naissant des idées en germe ou des idées innées, des formes innées, applicables aux objets; sa substance cérébrale est encore moins une table rase sur laquelle se gravent peu à peu les sensations transformées ; théories purement hypothétiques. Il possède une essence invisible active par elle-même, marquant son activité par le choix, et créant des pensées de toutes pièces. Que de fois l'esprit conçoit une idée pendant le silence des sens! il en vérifie ensuite la force, la valeur, la bonté et la justesse : l'idée ne vient pas ici du fait, les sens sont restés inactifs ; elle est clairement d'origine spontanée : donc en psychologie rien d'inné, rien d'absolu, mais activité de l'âme. Les sciences abstraites, comme les mathématiques pures sont au-delà de l'action des organes des sens. La certitude morale est toute métaphysique. Un véritable poète échappe souvent au monde réel pour se lancer dans le champ fleuri de l'imagination, monde factice ou de convention. Le savant dépasse quelquefois les limites du sentier étroit de la vérité ; son esprit se dégage trop de la matière, oublie les faits et s'égare. La contemplation de la nature fait rêver plus d'un Homère scientifique; car il n'y a qu'un pas de la réalité à l'idéalité, c'est-à-dire de l'induction légitime à la théorie erronée. Les idées subjectives sont définitivement une émanation spontanée de l'ame; les idées objectives ont été engendrées de la réaction de l'âme sur les sensations : donc l'esprit juge l'activité de la matière et se juge lui-même. Est-ce l'âme? Est-ce le cerveau ? l'agent moteur de la pensée. Les savants discutent encore. Galien attribue la pensée à la matière (ow leatos vo@yt os) (1). Anatomiste éminent, Gall a malérialisé l'âme il compare le cerveau à un casier destiné à loger son fameux système de la pluralité des facultés intellectuelles; mais il oublie d'indiquer où se trouve le centre commun des facultés isolées, de ces petits moi partiels. Locke et Cabanis, médecins et philosophes célèbres, placent dans la matière organique le principe même de la formation des idées : le premier suppose que la matière pense; le second prétend que le cerveau secrète la pensée. Le doute est préférable à l'affirmation pour éviter de commettre une pétition de principe. Avant de soutenir que le cerveau, substance matérielle, possède la puissance de créer des pensées, on doit préalablement établir clair et net comment la matière pense : or, elle ne pense pas, l'animal ne juge pas; elle ne sait rien, il n'invente rien; elle est soumise à des lois fixes, immuables, ou irrégulières et physiologiques : de là ses propriétés, de là ses mutations de forme, de volume et de cohésion. D'ailleurs, la matière est une substance étendue et divisible; l'esprit, une substance non étendue et indivisible (2) : tout ce qui est susceptible de division est incapable de produire l'unité de la pensée. Il y a plus, si la matière jouissait de ce privilége, il n'y aurait point de cadavres; mort, l'homme serait à peine endormi; il sortirait au plus vite du sommeil éternel. Image de Dieu sur la terre, le monarque se rendrait immortel comme le souverain maître de l'univers. (1) De usu partium , Lib. 8. c. 13. (2) Selon Descartes, la pensée est l'âme, et l'étendue , la matière : il lui parait impossible de concevoir l'âme sans idées, la matière sans étendue. Il a paru plus juste de dire : la pensée est à l'âme ce que la forme est à la matière, parce que la pensée vient de l'âme et la forme tient à la matière ; toutes deux, la pensée et la forme sont modifiables à l'infini ; toutes deux, l'âme et la matière, causes de ces modifications, demeurent invariables dans leur principe ou leur essence. Évitons les discussions de mots et de confondre les propriétés d'une substance avec cette même substance : l'étendue et la forme sont des propriétés de la matière, la pensée est la propriété de l'âme. La matière ne s'anime pas d'elle-même. Ce n'est pas un agent physique qui pense. Est-il le moteur de la vie ? Aussitôt que l'on suspend l'action expérimentale de l'électricité, stimulant le plus énergique, la vie factice, pale copie de la vie réelle, s'éteint tout à coup : à la mort l'organisation cesse de penser, parce que l'âme, agent le plus merveilleux de tous et le moins compréhensible, s'échappe; elle cesse d'agir à l'instar de l'horloge dont le rouage s'arrête quand le principal ressort d'impulsion est brisé. Le noud vital des physiologistes subsiste sur le cadavre et cependant le mort ne bouge pas, ne pense plus; ce véritable næud mortel est un endroit de destruction très rapide; mais il y a tant de façons d'enlever promptement la vie; il n'y en a aucune pour la rétablir, pour ressusciter le cadavre. Vivre et penser sont deux choses distinctes souvent unies; on peut vivre sans penser, témoins les animaux : impossible de penser sans exister. Le point central de destruction des vertébrés ne correspond pas au point central de l'instinct, dans l'étendue du système nerveux cérébro-spinal. La moelle allongée, en un lieu variable selon Willis, Lorry, Legallois, Flourens, Longet, offre le noud vital : le cerveau tient d'une part, en puissance directe, l'instinct, centre des sensations terminées, et en puissance indirecte, l'intelligence ou l'âme de l'homme, centre des sensations jugées. Le cerveau loge l'agent moteur de la pensée, le moi, spontanéité mystérieuse. Un dogme de l'antiquité payenne sépare l'esprit et le corps et pose ainsi les limites de la science et de la raison, homo est anima utens corpore ut instrumento. De Bonald a exprimé la même pensée en termes élégants : l'homme est une intelligence servie par des organes. Adm Admettons un instant avec les matérialistes que le cerveau soit la fabrique des idées; puisqu'il a une cervelle, alors l'animal doit penser, s'il pense, qu'il parle, qu'il écrive... la parole et l'écriture sont les signes de la pensée. S'il pense, enfin, qu'il agisse par des actes et des gestes raisonnés. Voltaire, esprit satirique, plaisante en racontant qu'il a vu les vaches de la prairie lui faire des mines. |