plaudissements qu'on donna à leur persiflage littéraire furent tels, que Dryden, blessé au vif, se plaignit avec amertume « qu'un vieillard fût ainsi traité par des gens pour lesquels il avait toujours été civil», et Le Rat de ville et le Rat des champs fut le fondement de la fortune politique de Montague et de Prior. Il était dès lors évident que Jacques II s'acheminait à grands pas vers sa chute, et que rien ne pouvait plus arrêter la ruine de son trône ébranlé. La guerre des discussions continua jusqu'au bout avec le même succès: ce qu'on écrivait pour le roi était sans résultat; ce qu'on écrivait contre lui était lu avec transport par toute l'Angleterre. Quand, par sa première déclaration d'Indulgence de 1687, Jacques II tâcha d'attirer à lui les puritains, un broadside intitulé Lettre à un Dissident et qu'on a attribué à Sir William Temple et au marquis de Halifax, prévint le pays contre ses projets, et remua profondément l'opinion. Vingt-quatre réponses parurent dans l'intérêt du roi, une entre autres de l'Estrange, mais ne réussirent pas à en atténuer l'effet. Le roi n'avait plus aucune prise sur les esprits de ses sujets; il ne pouvait pas retarder le courant qui l'emportait. Maintenant c'étaient les publications clandestines qui se succé To see thy Boars, Bears, Buzards, Wolves and Owls, (The Laureat.) If you have not yet Mr Dreydens celebrated poem of the Hinde and Panther with the no less admired answer to it call'd the Poem of the Panther and Hind transprosed done by a young gentleman Mr Montagu I will send them both to you.» (Lettre manuscrite du 19 juillet 1687; British Museum, Additional 28,569, p. 65 verso.) 1. Dryden was most touched with « The Hind and the Panther Transversed. » I have heard him say; « for two young fellows, that I have always been very civil to; to use an old man in misfortune, in so cruel a manner! » - And he wept as he said it. (Spence, p. 61.) 2. Voyez Reresby, du 10 février 1685 au 28 décembre 1688. 3. Macaulay (Histoire, ch. vi) se déclare sans hésiter pour Halifax. — Il ne faut pas confondre George Savile, marquis de Halifax, avec Charles Montague dont il vient d'être question, et que nous verrons bientôt nommé baron Halifax, puis comte de Halifax. La Lettre à un Dissident est imprimée dans A Collection of Scarce and Valuable Tracts... revised by Walter Scott, vol. IX. 4. Voyez ma Bibliographie, v° L'Estrange. daient sans qu'il lui fût possible de les arrêter. Il ne put découvrir l'auteur de cette Lettre à un Dissident; et de même en 1688, lorsqu'il publia sa dernière déclaration d'Indulgence, et que sept évêques lui présentèrent une pétition célèbre pour obtenir que cette déclaration ne fût pas lue dans les églises, le soir même du jour où cette pétition fut présentée, elle fut imprimée, sans qu'on ait encore découvert comment, criée par les rues, et achetée avec un empressement extraordinaire 1, quoi qu'on fit pour la supprimer. Cependant le roi, dans son infatuation, ne voyait pas qu'il était près du précipice ouvert. Les auteurs dévoués à sa cause partageaient son aveugle confiance. Quand, le 10 juin 1688, il lui naquit un fils2, depuis longtemps désiré, Dryden, dans un transport de triomphe, s'écria : L'Angleterre renaît3! Cinq mois après, celui qui allait être Guillaume III débarquait sur les côtes d'Angleterre, et Jacques II prenait la fuite pendant que ses sujets chantaient à tue-tête Lillibulero*. 1. On dit que l'imprimeur tira 1000 livres sterling de la vente de ce broadside à un penny. C'est probablement là une exagération, mais une exagération qui prouve que la vente fut énorme.» (Macaulay, Histoire, ch. VIII.) 2. La grossesse de la reine, à laquelle l'Angleterre refusa de croire, donna lieu aussi à des pamphlets innombrables. Voyez dans Poems on Affairs of State, II, p. 184: The Miracle; how the Dutchess of Modena (being in Heaven) prayed the B. Virgin that the Queen might have a Son, and how our Lady sent the Angel Gabriel with her Smock; upon which the Queen was with Child; idem, III, p. 267: An excellent new Song, call'd, The Prince of Darkness: Showing how three Kingdoms may be set on fire by a Warming-Pan; Stephens, Catalogue, I, n° 1156, 1157: The WarmingPan, Portraits of the Pretenders; etc. - On disait qu'un enfant étranger avait été apporté à la reine dans une bassinoire. 3. Britannia Rediviva. Mrs. Behn célébra aussi la grossesse de la reine. Voy. ma Bibliographie. 4. Une sotte ballade fut faite vers ce temps, qui traitait les papistes, et surtout les Irlandais, d'une manière très ridicule, et qui avait un refrain qu'on disait être de mots irlandais « Lero, Lero, Lillibulero. » Elle fit sur l'armée une impression que ne peuvent s'imaginer ceux qui ne l'ont pas vue L'armée entière, et à la fin tout le monde, à Londres et dans la province, la chantait perpétuellement. Et peut-être jamais chose si mince n'eut un si grand effet ». (Burnet, History, III, p. 319.)- Voy. aussi Macaulay, Histoire, ch. IX. On trouvera cette chanson à la page 9 de A Collection of the Newest and Most Ingenious Songs... against Popery. Voy. ma Bibliographie, vo Collection. Dans un broadside poétique de 1688, intitulé An Epistle to Mr. Dryden (voy. ma Bibliographie, v° Epistle), je note ces deux vers: Dryden, thy Wit has caterwauld too long, Now Lero, Lero, is the only Song... V Les huit années dont on vient d'étudier l'histoire agitée, et qui eurent tant d'importance au point de vue politique, ne furent pas sans avoir pour les écrivains quelques résultats heureux. Remarquons d'abord qu'on a commencé à leur reconnaître un peu plus d'importance et à leur marquer un peu plus d'égards. Comme on s'est aperçu qu'ils sont capables d'être mieux que des amuseurs, et que leurs productions peuvent, à l'occasion, servir à autre chose qu'à faire passer agréablement quelques moments de loisir, on n'attend plus toujours leurs sollicitations; on va quelquefois à eux, on leur fait des avances. La Cour réclame les services de L'Estrange et de Sprat; Charles II s'entremet en personne auprès de Dryden et essaye sur lui l'effet de sa parole séduisante, qui ne lui avait guère servi jusque-là qu'à séduire ses maîtresses; Jacques II commande des ouvrages à plusieurs et les imprime lui-même. Les auteurs n'avaient pas été habitués à tant de prévenances; on voit qu'ils commencent à être appréciés. C'est là un premier signe des temps. Un autre fait qui a sa valeur, et qui explique en partie le premier, c'est que la Cour n'est plus tout: la Cité a repris sa place au soleil; elle a sa politique, ses cafés et ses journaux; les auteurs whigs écrivent à son intention des pièces de théâtre et des poèmes. Cela ne lui suffit pas, elle veut avoir des auteurs qui soient bien à elle : chaque année les bourgeois de Londres brûlaient le pape en effigie; en 1680 ils chargèrent Settle de présider à cette cérémonie, à laquelle ils voulaient donner un éclat inaccoutumé1. Ils portèrent même leurs visées plus haut ils firent des offres d'argent à Dryden pour l'attirer à eux 2. Avec cette renaissance de la Cité, le nombre des lecteurs augmente; le cercle étroit et fermé des courtisans s'élargit et 1. Nichols, Literary Anecdotes, I, 41, note *; Disraeli : Quarrels of Authors, Pope's Earliest Satire. 2. Voyez sa lettre au premier Lord de la Trésorerie, citée plus loin, p. 208. cède passage à la bourgeoisie, si longtemps restée à l'écart et qui maintenant veut compter pour quelque chose. Jusque-là il n'y avait eu, à justement parler, que deux petits groupes de lecteurs, séparés l'un de l'autre, sans communication entre eux, livrés à des goûts adverses, et dont l'un semblait même ne pas exister. Pendant que la Cour, comme un torrent écumeux et tapageur, remplissait les yeux et les oreilles de l'agitation bruyante de ses eaux tumultueuses, la rivière puritaine poursuivait, inaperçue et inentendue, son cours limpide et ignoré. Les deux courants se sont maintenant rejoints en un fleuve unique, et coulent réunis entre des bords moins resserrés. Ainsi on peut dire désormais que les lecteurs ne sont plus tous à la cour; on peut même ajouter que, depuis la publication d'Absalon et Achitophel, ils commencent à n'être plus tous dans Londres 1. Et ce n'est pas seulement le nombre des lecteurs qui augmente, c'est aussi leur valeur. Chacun des deux éléments qui composent la société éclairée apporte et fait sentir ici ses qualités propres. Grâce à la Cour, à qui, au milieu de sa frivolité et de sa corruption, il faut reconnaître le mérite d'avoir eu le goût et la recherche de l'élégance, il s'est introduit dans les discussions politiques, par le souci des formes littéraires, une politesse, une bienséance que la polémique anglaise n'avait guère connues jusque-là. Voyez les discussions célèbres de Milton et de Saumaise1; sans même remonter si haut, reportez-vous aux discussions, toutes littéraires cependant, de Dryden et de Settle: chacun des deux adversaires cherche simplement à battre l'autre, sans s'inquiéter beaucoup de la façon dont il obtiendra la victoire. On s'accable d'injures violentes et de gros mots; on s'assomme à coups de massue. Celui qui attaque assène furieusement des coups terribles dont retentit tout le corps de son adversaire; celui-ci les reçoit sans broncher, et répond avec la même vigueur pesante. Les spectateurs applaudissent aux crânes 1. Une fois l'élan donné, il se continue. La Lettre à un Dissident fut répandue par la poste à plus de vingt mille exemplaires. (Macaulay, Histoire, ch. VII.). 2. Taine, II, p. 357, 358; Geffroy, p. 152-154. entr'ouverts et aux membres fracassés, et les combattants les plus heureux se retirent couverts de bosses et de meurtrissures. Maintenant, par l'influence de la société des dames et de la vie de salon, on veut des luttes moins brutales, et l'on se bat au fleuret. Le combat demande de la vivacité et de l'élégance; l'attaque doit être alerte, la riposte agile et rapide; la galerie s'intéresse aux bottes bien portées et bien parées, et si les blessures tirent du sang, au moins ne défigurent-elles pas les combattants. On discute surtout par des satires en vers, et tous les lecteurs prennent tellement goût aux choses bien dites, que cette polémique poétique est celle qui a le plus de succès. Cela ne veut pas dire que les discussions soient désormais. exemptes de violences; il y a encore bien des excès et bien des grossièretés dans les répliques qu'attirèrent à Dryden ses écrits politiques, et dans les écrits mêmes de Dryden. Mais enfin, si furieuses que soient les colères (on verra tout à l'heure jusqu'où elles pouvaient aller), la préoccupation littéraire en adoucit au moins la forme sinon le fond. On a déjà lu le portrait de Zimri, qui ne dément pas cette appréciation; voici un autre spécimen de Dryden, à l'adresse de Shadwell : Que Og écrive contre le roi, s'il lui plaît, pourvu qu'il continue à boire pour lui; ses écrits ne feront jamais autant de mal aux pouvoirs établis que la boisson qu'il consomme leur fait de bien : les sujets loyaux ne seront jamais beaucoup détournés de leurs devoirs par ses pamphlets; mais le produit des droits sur le vin augmente considérablement grâce au bordeaux qu'il boit. Il m'a souvent appelé athée en toutes lettres; j'aime mieux avoir de lui une opinion plus favorable et croire qu'il suit la voie large parce que l'autre est pour lui trop étroite. Il peut voir par là que je ne prends pas plaisir à me mêler de la façon dont il vit, ni de ses immoralités, bien que j'en puisse défiler un long chapelet. Je me suis jusqu'ici contenté de ses côtés ridicules, qui suffisent en conscience à fournir de la besogne à un homme seul; même sans parler de sa chute récente à la taverne du Vieux Diable, où il ne se cassa pas de côtes parce que la dureté de l'escalier ne put pas arriver jusqu'à des os. Pour ma part, je ne m'étonne pas qu'il soit tombé, car je l'ai toujours connu pour lourd; le miracle, c'est qu'il ait pu se relever. J'ai entendu parler d'un capitaine de vaisseau aussi gras que lui qui, pour échapper aux prises de corps, se couchait tout de son long par terre en disant aux recors : Emportez-moi en prison si vous pouvez. Si un huissier ou deux, met 1. Voy. p. 88, note 4; et p. 183, note 2. |